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dentelle, leur décolletage hardi apparaître à travers les glaces de toutes les boutiques.

Les maisons les plus importantes établies d’abord quai de Gesvres, puis rue Saint-Honoré et où se fournissaient les élégantes de la capitale et les riches provinciales, employaient jusqu’à trente ouvrières qui travaillaient la soie, la gaze, le tulle et toutes les étoffes précieuses.

Déjà l’installation est faite pour mettre en valeur les merveilles de bon goût qui doivent flatter l’œil des clientes.

Une maison comme le Grand Mogol, de Mlle Rose Bertin, comprend deux étages : au-dessus, dans un vaste atelier, les ouvrières travaillent ; au-dessous, se trouvent les pièces de réception et les salons d’exposition et d’essayage. Certains jours ont lieu, chez Mlle Bertin par exemple, des expositions des costumes commandés par les dames de la Cour qui font courir tout Paris, Elles ont lieu dans la pièce qui précède le somptueux bureau où se tient la marchande de modes, elle-même habillée en grande dame et qui, lorsqu’elle gère une maison prospère et honorée de la faveur de la haute société, traite d’égale à égale avec ses clientes. Elle les reçoit à moitié étendue sur un sofa, daigne à peine se lever quand arrivent les plus nobles d’entre elles et les traite souvent avec le morgue que lui donne la conscience d’être, dans le royaume de la mode, une reine absolue. Elle leur impose ses caprices et, s’il lui plaît de décider, comme le dit un jour Mlle Bertin à l’une de ses clientes, que la mode nouvelle ne doit sortir qu’une semaine plus tard, force leur est de s’incliner. Elle exige, en outre, des prix fort élevés, hors de proportion avec le prix de revient de ses marchandises, se tenant pour une artiste dont le talent, plus que la matière première qu’elle emploie, donne sa valeur aux œuvres sorties de ses mains. En un mot, la marchande de mode qui, dans les mêmes quartiers à peu de chose près où est établie aujourd’hui la grande couture, a la chance de diriger une maison bien achalandée, tient exactement la même place, dans la vie de la haute société parisienne, qu’aujourd’hui les grandes couturières et les grands couturiers. Ceux-ci sont d’ailleurs inconnus. Dans le royaume la femme, plus encore qu’aujourd’hui, règne seule et sans concurrents.

C’est à la fin du xviiie siècle, à l’aurore de la Révolution, que le prestige de la marchande de modes atteint son apogée avec Rose Bertin qui, petite apprentie d’Abbeville employée dans cette petite cité au Trait Galant[1], puis fondatrice à Paris du Grand Mogol,

  1. Mlle Bertin. Souvenirs.