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LETTRES D’ABÉLARD ET D’RÉLOlSE.

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tilles, et Élie, dans le désert, a conservé la pureté de son corps, en man- geant de la viande. Aussi l’antique ennemi du monde, sachant bien que ce n’est pas l’aliment, mais la convoitise de l’aliment ’ qui est la cause de la condamnation, s’est assujetti le premier homme, non avec des viandes, mais avec une pomme. Le second, c’est également avec du pain, non avec de la viande, qu’il l’a tenté. Ainsi commettons-nous bien souvent le péché d’Adam, alors même que nous prenons des aliments vils et grossiers. 11 faut donc prendre ce que réclame le besoin de la nature, non ce que la passion de manger suggère. On désire avec moins d’ardeur ce qui a moins de prix, ce qui est moins rare et moins cher. Telles sont les viandes communes, qui, valant mieux que le poisson pour soutenir des tempéraments faibles, sont moins coûteuses et d’un plus facile apprêt.

Il en est de la viande et du vin comme du mariage : ce sont choses inter- médiaires entre les bonnes et les mauvaises, c’est-à-dire -indifférentes, bien que le commerce de la chair ne soit pas tout à fait sans péché, et que le vin soit le plus pernicieux de tous les aliments. Or, si, pris avec mesure, le vin n’est pas interdit au religieux, qu’avons-nous à craindre pour les autres aliments, dès le moment que nous ne dépassons pas la mesure ? Quand saint Benoit, tout en reconnaissant que le vin ne convient pas aux moines, se croit cependant obligé, en vue du refroidissement de la foi, d’en tolérer l’usage dans une certaine mesure, que ne devons-nous pas permettre aux femmes, auxquelles aucune règle n’interdit rien ? Quand les évêques eux-mêmes, quand les chefs de la sainte Église, quand, enfin, les commu- nautés religieuses peuvent, sans pécher, manger de la viande, parce qu’ils n’ont pas fait de vœux qui les en empêchent, qui pourra nous blâmer d’ê- tre aussi tolérants pour des femmes, alors surtout qu’elles sont soumises en tout le reste à une plus grande austérité ? 11 suffit, sans doute, au disciple de (aire comme le maître ; et ce serait une grande inconséquence que de re- fuser à des communautés de femmes ce qu’on accorde à des communautés d’hommes. Il n’est même que juste qu’avec la règle sévère de leur couvent, les femmes, jouissant de la permission de manger des viandes, n’aient pas dans leur zèle pieux, de moindres avantages que les pieux laïques, puisque, au témoignage de saint Jean Chrysostome, rien n’est permis aux séculiers qui ne soit permis aux réguliers, sauf le droit de se marier. Saint Jérôme aussi, jugeant que la conduite des clercs ne doit pas être inférieure à celle des moines, dit : « C’est comme si l’on prétendait que tout ce qui est en- joint aux moines ne s’étend pas aux clercs, qui sont les pères des moines. » Et qui peut méconnaître qu’il est contraire à toute règle de discernement d’imposer aux faibles la même charge qu’aux forts et d’obliger les femmes à la même abstinence que les hommes ? En veut-on une preuve, indépendam- ment des enseignements de la nature ? Que l’on consulte saint Grégoire. Ce chef, ce docteur éminent de l’Église, éclairant sur ce point les autres docteurs de l’Église, au chapitre vingt-quatrième de son Pastoral, s’ex-