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LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOÏSE.

ne nous laissions par amollir par les voluptés, comme ce peuple nourri de la fleur du froment et du vin le plus pur, dont il est écrit : « Ce peuple chéri s’est engraissé et s’est révolté. » Il ne veut pas non plus que nous macérions notre corps par des abstinences, qui pourraient, sous le poids de l’épreuve, nous faire succomber et perdre, par nos murmures, le fruit du sacrifice, ou éveiller notre orgueil. C’est l’excès que l’Ecclésiaste veut prévenir, quand il dit : « Le juste périt dans sa justice. Ne soyez donc pas juste au delà de la mesure, ni sage plus qu’il ne faut ; » c’est-à-dire prenez garde de vous gonfler d’admiration pour votre vertu.

C’est à la sagesse, mère de toutes les vertus, de mesurer le poids des fardeaux ; de n’imposer à chacun que ce qu’il peut porter ; de suivre la nature, non de la traîner ; de ne jamais proscrire l’usage, mais seulement l’abus ; de ne supprimer que le superflu en respectant le nécessaire ; en un mot, de déraciner les vices sans blesser la nature. C’est assez, pour les faibles, d’éviter le péché : ils n’ont pas besoin d’atteindre la perfection. Il suffit d’avoir un coin dans le paradis pour ceux qui ne peuvent prendre place auprès des martyrs. Il est plus sûr de faire des vœux mesurés, afin que la grâce, par ses effets, y puisse ajouter quelque chose. C’est pourquoi il est écrit : « Lorsque vous aurez fait tout ce qui est ordonné, dites : nous sommes des serviteurs inutiles ; nous avons fait ce que nous devions. » — « La loi, dit l’Apôtre, produit la colère ; car où il n’y a point de loi, il n’y a point de prévarication. » Et ailleurs : « Sans la loi, le péché était mort, et moi je vivais autrefois sans loi ; mais, le commandement étant survenu, le péché est ressuscité, et moi je suis mort ; et il s’est trouvé que le commandement, qui était pour me donner la vie, m’a donné la mort ; car le péché, ayant pris occasion du commandement, m’a séduit et tué par ce commandement même ; en sorte que le péché est devenu, par le commandement, une cause de péché. » Saint Augustin disait de même à Simplicien : « La défense a augmenté le désir, qui est devenu plus doux et par cela même nous a trompés. » Et dans le livre des Questions, question soixante-septième : a Et le charme du péché est plus entraînant et plus vif, lorsqu’il y a défense. »

Toujours nous tendons vers ce qui nous est interdit et nous désirons ce qu’on nous refuse.

Que ces réflexions fassent donc trembler quiconque veut se soumettre au joug de quelque règle et s’engager dans les vœux d’une loi nouvelle. Qu’il choisisse selon ses forces ; qu’il évite ce qui les dépasse. On n’est coupable envers la loi, que lorsqu’on a fait serment de lui obéir. Réfléchissez avant de vous engager ; une fois engagé, observez votre engagement. Avant, l’acte est volontaire ; après, l’obéissance est nécessaire. « Dans la maison de mon Père, a dit la Vérité, il y a plusieurs demeures. » Ainsi y a-t-il aussi plusieurs voies qui y conduisent. On n’est pas condamné par le mariage ; seulement on est sauvé plus aisément par la virginité. Ce n’est pas pour nous sauver que les saints Pères ont institué des règles, mais pour que nous puis-