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Pour cela, il faut troubler fréquemment l’ordre, mêler les premières lettres aux dernières, les dernières aux premières, si bien qu’elle les connaisse non pas seulement au son, mais aussi à la vue. Lorsque sa main tremblante commencera à conduire le stylet sur la cire, soit d’elle-même, soit sous la conduite d’une autre main, dirigez les mouvements de ses articulations ; ou bieu qu’elle ait pour guides des caractères gravés sur un tableau, en sorte que le trait qu’elle reproduit suive le même sillon et demeure enfermé dans les bords, sans en pouvoir sortir. Qu’elle assemble les syllabes en vue d’une récompense, et soit encouragée par tous les petits présents qui peuvent charmer l’enfance. Qu’elle ait des compagnes d’étude dont l’exemple la touche d’émulation, dont l’éloge la pique. Ne la grondez pas, si elle est un peu lente ; mais excitez son intelligence par des compliments, en sorte que la victoire soit pour elle une joie, la défaite une douleur. Il faut prendre garde surtout qu’elle ne prenne le travail en aversion, et qu’il lui reste des études de son enfance un fonds d’amertume. Que les lettres mêmes au moyen desquelles elle s’habitue peu à peu à assembler des mots ne soient pas le produit du hasard ; qu’elles présentent un ordre, un groupe raisonné, les noms des prophètes, par exemple, et des apôtres, toute la série des patriarches depuis Adam, la généalogie établie par Mathieu et par Luc ; si bien que, tout en faisant autre chose, elle se crée un fonds de souvenirs. Il faut choisir un maître d’un âge, d’une vie, d’un savoir sûrs. Un savant, j’imagine, ne rougira pas de faire pour une parente ou pour une noble fille ce que fit Aristote pour le fils de Philippe, qui, faute de maîtres capables, enseigna à Alexandre l’alphabet. Il ne faut rien dédaigner comme petit : les petites choses sont la base des grandes. Le son même des lettres et les premiers principes de la prononciation sont tout autres sur les lèvres d’un homme instruit et sur celles d’un homme grossier. Que l’enfant n’apprenne pas ce qu’il lui faudra désapprendre plus tard. Il est difficile d’effacer les impressions qui ont une fois pénétré l’intelligence dans l’âge tendre. »

Et il cite un trait de l’histoire grecque : il raconte que le grand Alexandre, le conquérant du monde, n’avait pu lui-même échapper au défaut de caractère et de tenue dont, tout jeune encore, il avait été infecté par son maître Léonide. Pour fixer dans la mémoire la prononciation des lettres, il veut que chaque jour ait sa tâche de lecture déterminée. Il veut que l’exercice porte non-seulement sur les lettres latines, mais sur les lettres grecques, d’abord parce que les deux langues étaient alors en cours à Rome ; ensuite et surtout en vue de la traduction faite du grec en latin des saintes Écritures. Il veut que, les étudiant aux sources, l’enfant puisse mieux connaître la Bible et en juger plus exactement. La traduction hébraïque n’était pas encore en usage chez les Latins. II dit donc :

« Que chaque jour cite t’apporte, en guise de lâche, une sorte de bouquet cueilli parmi les fleurs des saintes Écritures. Qu’elle s’exerce à pro-