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LETTRES D’ABÊWRD ET D’HÉLOlSE.

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Aussi les abbés, les supérieurs des monastères qui se glissent avec im- porlunité chez les puissants du siècle et dans les cours des rois passent-ils plutôt pour des gens charnels que pour des cénobites. Tandis qu’ils poursui- vent par tous les moyens la faveur des hommes, ils s’habituent à converser avec le monde plutôt qu’à parler avec Dieu. Ils ont lu plus d’une fois sans doute, mais ils ont mal lu ; ils ont entendu, mais ils n’ont pas compris cet avertissement de saint Antoine : c Les poissons qui demeurent longtemps sur le sable meurent ; de même les moines qui vivent trop longtemps hors de leurs cellules et qui, dans le commerce des séculiers, rompent leur vœu de retr.iite. » Nous devons donc retourner en toute hâte à la cellule comme le poisson à la mer, de peur que, restés trop longtemps dehors, nous n’ou- bliions l’habitude de vivre au dedans.

Convaincu de cette vérité, l’auteur de la Règle monastique, saint Benoit, a catégoriquement enseigné par son exemple comme par ses écrits, qu’il faut que les abbés soient assidus au couvent et restent à veiller avec sollici- tude à la garde de leur troupeau. Il avait un jour quitté sa maison pour rendre visite à sa chère sœur sainte Scholastique, et celle-ci voulait le retenir auprès d’elle seulement une nuit pour profiter de ses instructions ; il déclara qu’il ne pouvait absolument rester hors de sa cellule ; il ne dit même pas : a Nous ne pouvons ; » mais : f Je ne puis ; » parce que les frères pouvaient le faire avec sa permission, tandis que lui ne le pouvait que sur l’ordre de Dieu, comme il l’a fait plus tard.

Aussi, dans sa Règle, ne parle-t-il nulle part des sorties de l’abbé, mais seulement de celles des frères. Il a, au contraire, si bien pris ses mesures pour assurer sa présence assidue, qu’aux vigiles des dimanches et des jours de fête, il veut que la lecture de l’Évangile et des instructions qui y sont jointes ne soit faite que par l’abbé. Dans son règlement sur la table à laquelle l’abbé doit s’asseoir avec les pèlerins et les hôtes, il lui permet, à défaut d’hôtes, d’inviter les frères qu’il lui plaît, en ayant soin seulement de laisser un ou deux des anciens avec les frères ; par là il fait entendre claire- ment que l’abbé ne doit jamais être absent du monastère à l’heure des repas, de peur qu’une fois habitué à la chère délicate des grands, il ne laisse le pain grossier aux religieux. C’est de ces abbés que la Vérité a dit : f Ils lient des fardeaux pesants et au-dessus des forces humaines, et ils les met- tent sur le dos des autres ; tandis que, pour eux, ils n’y veulent pas toucher du bout du doigt. » Et ailleurs, parlant des faux prédicateurs : « Gardez- vous des faux prophètes qui viennent vers vous. Ils viennent d’eux-mêmes, dit-il, sans que Dieu les envoie et les ait chargés d’une mission. » Jean-Bap. tiste, notre chef, à qui le pontificat revenait par héritage, s’éloigna de la ville ponr se retirer dans le désert, c’est-à-dire qu’il abandonna le pontificat pour le monastère, la vie des cités pour la solitude. Le peuple venait à lui, ce n’était pas lui qui allait chercher le peuple. Il était si grand qu’il fut pris pour le Christ et eut le pouvoir de réformer certains abus dans les villes.