Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres II.djvu/10

Cette page n’a pas encore été corrigée

LETTRES D’ÀBÉIARD ET D’HÊLOÏSB. 247

ser une grande forêt ; c’est la source de toutes les iniquités, un mal inquiet, un poison mortel. » Or quelle chose plus dangereuse et qu’il faille éviter davantage que le poison ? De même que le poison tue le corps, ainsi le bavardage ruine à fond l’âme de la piété. Aussi l’Apôtre dit-il plus haut : « si quelqu’un croit qu’il a l’esprit de piété et qu’il ne mette pas un frein à sa langue, il trompe son cœur ; sa piété est vaine. • De là ce qui est écrit dans les Proverbes : « tout homme qui ne peut réprimer son esprit, lors- qu’il parle, est semblable à une ville ouverte et qui n’a point de murailles, » C’était bien là le sentiment de ce vieillard qui, lorsque saint Antoine lui disait, au sujet des frères grands parleurs qui s’étaient associés à lui : « vous avez trouvé de bons frères, mon père ? » répondit : « Bons, oui ; mais leur demeure n’a point de porte : entre qui veut dans l’étable pour détacher l’âne. »

Notre âme, effectivement, est attachée, pour ainsi dire, dans l’étable du Seigneur où elle se nourrit des méditations sacrées qu’elle recueille ; mais, si la barrière du silence ne la retient pas, elle rompt ses liens et elle erre çà et là dans le monde par ses pensées. Les paroles, en effet, lancent l’es- prit au dehors : il se tend vers ce qu’il conçoit, il s’y attache par la pen- sée. Or, c’est par la pensée que nous parlons à Dieu, comme nous parlons aux hommes par les paroles. Et en portant notre attention sur les paroles que nous tenons aux hommes, naturellement nous sommes entraînés loin de Dieu. On ne peut, à la fois, prêter attention aux hommes et à Dieu.

Ce ne sont point seulement les paroles oiseuses qu’il faut éviter, ce sont celles même qui paraissent avoir quelque utilité ; car il n’y a qu’un pas du nécessaire à l’inutile, et de l’inutile au nuisible. « La langue, comme dit saint Jacques, est un mal inquiet. » Plus petite et plus déliée que tous les autres membres, et par là même plus mobile, elle est le seul membre que le mouvement ne fatigue pas ; bien plus, le repos lui est à charge. Et par là même qu’elle est plus déliée et plus souple que toutes les autres articulations du corps, plus mobile et plus prompte à la parole, elle est le principe de toute méchanceté. Aussi l’Apôtre, reconnaissant que c’est particulièrement votre faiblesse, interdit-il absolument aux femmes de par- ler dans l’église, même sur des choses qui touchent au service de Dieu ; il ne leur permet d’interroger que leurs maris et chez elles. Pour apprendre à faire quoi que ce soit, il les soumet à la loi du silence, ainsi qu’il l’écrit à Timothée : « Que la femme apprenne en silence, avec pleine et entière soumission ; je ne veux point qu’elle enseigne, ni qu’elle domine son mari, je veux qu’elle vive en silence. » S’il a ainsi déterminé les règles du silence chez les femmes laïques et mariées, que devez-vous faire, vous ? 11 avait fait, disait-il, pareille défense, parce que les femmes sont bavardes et par- lent quand il ne le faut pas. C’est pour apporter quelque remède à un si grand mal que nous les contraignons à un silence perpétuel dans l’église, dans le cloître, au dortoir, au réfectoire, dans tous les endroits où l’on