Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres I.djvu/99

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nir ; c’est ainsi que la malveillance des Francs me poussa vers l’Occident, comme celle des Romains avait fait jadis saint Jérôme vers l’Orient. Jamais (j’en prends Dieu à témoin), jamais je n’aurais acquiescé à une telle offre, s’il ne se fût agi d’échapper, n’importe comment, aux vexations dont j’étais incessamment accablé. C’était, en effet, une terre barbare, une langue inconnue, une population brutale et sauvage, et chez les moines, des habitudes de vie notoirement rebelles à tout frein. Tel un homme qui, pour éviter un glaive suspendu sur sa tête, se lance de terreur dans un précipice, et, pour retarder d’une seconde la mort qui le presse, se jette dans une autre qui l’attend, tel je me jetai sciemment d’un péril dans un autre. Là, sur le rivage de l’Océan aux voix effrayantes, relégué aux extrémités d’une terre qui m’interdisait toute possibilité de fuir plus loin, je répétais dans mes prières : « Des extrémités de la terre j’ai crié vers vous, Seigneur, tandis que mon cœur était dans les angoisses. » Quelles angoisses, en effet, me torturaient, nuit et jour, corps et âme, quand je me représentais l’indiscipline des moines que j’avais entrepris de gouverner, personne ne l’ignore. Tenter de les ramener à la vie régulière à laquelle ils s’étaient engagés, c’était jouer mon existence, je n’avais pas d’illusion ; d’autre part, ne pas faire, en vue d’une réforme, tout ce que je pouvais, c’était appeler sur ma tête la damnation éternelle. Ajoutez que le seigneur du pays, qui avait un pouvoir sans limites, profitant du désordre qui régnait dans le monastère, avait depuis longtemps réduit l’abbaye sous son joug. Il s’était approprié toutes les terres domaniales et faisait peser sur les moines des exactions plus lourdes que celles mêmes dont les juifs étaient accablés. Les moines m’obsédaient pour leurs besoins journaliers, car la communauté ne possédait rien que je pusse distribuer, et chacun prenait sur son propre patrimoine pour se soutenir lui et sa concubine, et ses fils et ses filles. Non contents de me tourmenter, ils volaient et emportaient tout ce qu’ils pouvaient prendre, pour me créer des embarras, et me forcer, soit à relâcher les règles de la discipline, soit à me retirer. Toute la horde de la contrée étant également sans lois ni frein, il n’était personne dont je puisse réclamer l’aide. Aucun rapport de vie entre eux et moi. Au dehors, le seigneur et ses gardes ne cessaient de m’écraser ; au dedans, les frères me tendaient perpétuellement des pièges. Il semblait que la parole de l’Apôtre eût été écrite pour moi : « Au dehors les combats, au dedans les craintes. »

Je considérais en gémissant combien ma vie était stérile et malheureuse : stérile pour moi comme pour les autres, tandis qu’elle était jadis si utile à mes disciples. Je me disais qu’aujourd’hui que je les avais abandonnés pour les moines, je ne pouvais, ni dans les moines, ni dans mes disciples, produire aucun fruit. J’étais frappé d’impuissance dans toutes mes entreprises, dans tous mes efforts, et l’on pouvait justement m’appliquer ce mot : « Cet homme a commencé à bâtir, et il n’a pu achever. » J’étais au désespoir. Quand je me rappelais les périls auxquels j’avais échappé