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de ceux qui prétendent que le père est à lui-même son propre fils. A ces mots, comme fou de fureur, il s’emporta en menaces, s’écriant que ni mes raisonnements ni mes autorités ne me sauveraient. Et là-dessus il se retira.

Le dernier jour du concile, avant l’ouverture de la séance, le légat et l'archevêque eurent avec mes rivaux et quelques autres personnes un long entretien, pour savoir ce qu’on déciderait de moi et de mon livre, qui avait été l’objet principal de la convocation. Comme ni mes paroles ni l’écrit qu’ils avaient tous les yeux ne fournissaient matière à incrimination, il y eut un moment de silence, et mes détracteurs étaient déjà moins hardis, lorsque Geoffroy, évêque de Chartres, qui, par sa réputation de sainteté comme par l’importance de son siège, avait la prééminence sur les autres évêques, prit la parole en ces termes : Vous savez tous, messeigneurs ici présents, que le savoir universel de cet homme et sa supériorité dans toutes les études auxquelles il s’est attaché, lui ont fait de nombreux et fidèles partisans ; qu’il a fait pâlir la renommée de ses maîtres et des nôtres, et que sa vigne, si je puis m’exprimer ainsi, a étendu ses rameaux d’une mer à l’autre. Si vous faites peser sur lui le poids d’une condamnation, sans l’avoir entendu, — ce que je ne pense pas, — sa condamnation, fût-elle juste, blessera bien des gens, et il s’en trouvera plus d’un qui voudra prendre sa défense, alors surtout que nous ne voyons, dans l’écrit incriminé, rien qui ressemble à une attaque ouverte. On dira, selon le mot de saint Jérôme, que la force qui se montre attire les jaloux, et que, suivant le poète, les hautes cimes appellent la foudre. Craignez donc que des procédés violents contre cet homme n’aient d’autre résultat que d’accroître sa renommée, et que, par suite de la malveillance publique, l’accusation ne fasse plus de tort aux juges que la sentence à l’accusé. « Car un faux bruit est vite étouffé, dit le même docteur, et la seconde période de la vie prononce sur la première. » Mais si vous voulez procéder régulièrement, que l’enseignement de cet homme ou que son livre soit produit en pleine assemblée, qu’on l’interroge, qu’il soit mis en demeure de répondre, et qu’ainsi, confondu, il en vienne à confesser sa faute, ou bien qu’il soit réduit au silence, suivant le mot du bienheureux Nicodème qui, voulant sauver Notre-Seigneur, disait : « Depuis quand notre loi juge-t-elle un homme, sans l’avoir entendu, et sans qu’on ait vérifié ce qu’il a fait ? — A ces mots, mes rivaux murmurent et s’écrient : O le sage conseil de vouloir nous faire engager la lutte contre la faconde d’un homme, dont les arguments et les sophismes triompheraient du monde entier ? Certes, il était plus difficile d’engager la lutte avec Jésus lui-même, et cependant Nicodème invitait les juges à l’entendre, suivant l’esprit de la loi. Geoffroy, ne pouvant les amener à sa proposition, essaye d’un autre moyen pour mettre un frein à leur haine. Il déclare que, dans une matière d’une telle gravité, le petit nombre des personnes présentes ne peut suffire, et que la question réclame un examen plus approfondi. Son avis est donc