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scruté le livre en tous sens, n’y trouvant rien qu’ils osassent produire contre moi à l’audience, ajournèrent à la fin du concile cette condamnation à laquelle ils aspiraient. Pour moi, j’avais employé tous les jours qui avaient précédé le concile à établir publiquement les bases de la foi catholique dans le sens de mes écrits, et tous mes auditeurs exaltaient avec une admiration sans réserve mes commentaires et leur esprit. Le peuple et le clergé, témoins de ce spectacle, commencèrent à se dire : Voici maintenant qu’il parle devant tout le monde, et que personne ne lui répond, et le concile qu’on nous disait réuni principalement contre lui touche à sa fin : est-ce que les juges auraient reconnu que l'erreur est plutôt de leur côté que du sien ? Et ce langage excitait chaque jour davantage la fureur de mes rivaux.



Un jour, Albéric, dans l’intention de me tendre un piège, vint me trouver avec quelques-uns de ses disciples. Après quelques mots de politesse, il me dit qu’il avait remarqué dans mon livre un passage qui l’avait étonné. Dieu ayant engendré Dieu, et Dieu n’étant qu’un, comment pouvais-je nier que Dieu se fût engendré lui-même ? — C’est, répondis-je aussitôt, une thèse que je vais, si vous voulez, démontrer rationnellement. — En telle matière, répondit-il, nous ne tenons point compte de la raison humaine et de notre sentiment : nous ne reconnaissons que les paroles de l’autorité. — Eh bien, lui dis-je, tournez le feuillet et vous trouverez l’autorité. -—- Nous avions justement sous la main le livre, qu’il avait pris avec lui. Je me reportai au passage que je connaissais et qui lui avait échappé ou qu’il n’avait pas voulu voir, parce qu’il ne cherchait dans mon livre que ce qui pouvait me nuire. Et la volonté de Dieu fit que je trouvai aussitôt ce que je voulais. C’était la citation de saint Augustin sur la Trinité, livre Ier : « Celui qui suppose à Dieu la puissance de s’être engendré lui-même se trompe d’autant plus que ce n’est pas à l’égard de Dieu seulement qu’il n’en est pas ainsi, mais à l’égard de toute créature spirituelle ou corporelle : il n’y a absolument rien, en effet, qui s’engendre soi-même. »

A la lecture de cette citation, les disciples d’Albéric, qui étaient là, rougirent de stupéfaction. Quant à lui, cherchant à se retrancher de son mieux : Le tout, dit-il, est de bien comprendre. — Mais, répliquai-je, cela n’est point une opinion nouvelle, et pour le moment, au surplus, il importe peu, puisque ce sont des paroles que vous demandez, et non une interprétation. J’ajoutai que, s’il voulait établir une interprétation et en appeler à la raison, j’étais prêt à raisonner et à lui démontrer par ses propres paroles qu’il était tombé dans l’hérésie