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pour celle des lettres profanes, le nombre de mes auditeurs, attirés par les deux cours, ne tarda pas à s’accroître, tandis que l’auditoire des autres se dépeuplait. Ce qui excita contre moi l’envie et l’inimitié des maîtres. Tous travaillaient à me dénigrer ; mais deux surtout profitaient de mon éloignement pour établir contre moi que rien n’était plus contraire au but de la profession monastique que de s’arrêter à l’étude des livres profanes, et qu’il y avait présomption, de ma part, à monter dans une chaire de théologie sans le concours d’un théologien. Ce qu’ils voulaient, c’était me faire interdire l’exercice de tout enseignement, et ils y poussaient incessamment les évéques, les archevêques, les abbés, en un mot, toutes les personnes ayant nom dans la hiérarchie ecclésiastique.

X. Or il arriva que je m’attachai d’abord à discuter le principe fondamental de notre foi par des analogies, et que je composai un traité sur l’unité et la trinité divine à l’usage de mes disciples, qui demandaient sur ce sujet des raisonnements humains et philosophiques, et auxquels il fallait des démonstrations, non des mots. Ils disaient, en effet, qu’ils n’avaient pas besoin de vaines paroles, qu’on ne peut croire que ce que l’on a compris, et qu’il est ridicule de prêcher aux autres ce qu’on ne comprend pas plus que ceux auxquels on s’adresse ; que le Seigneur lui-même condamne les aveugles qui conduisent les aveugles. Ou vit ce traité, on le lut, et généralement on en fut content, parce qu’il semblait répondre à tous les points du sujet. Et ces points paraissant d’une difficulté transcendante, plus on en reconnaissait la gravité, plus on en admirait la solution. Mes rivaux furieux assemblèrent contre moi un concile. A leur tête étaient les deux meneurs d’autrefois, Albéric et Lotulfe, qui, depuis la mort de nos maîtres communs, Guillaume et Anselme, avaient la prétention de régner et de se porter leurs seuls héritiers. Ils tenaient tous deux école à Reims. Par leurs suggestions réitérées, ils déterminèrent leur archevêque Raoul à appeler Conan, évéque de Préneste, qui remplissait alors en France la mission de légat, à réunir une sorte d’assemblée, sous le nom de concile, dans la ville de Soissons, et à m’inviter à leur apporter ce fameux ouvrage que j’avais composé sur la Trinité. Ainsi fut-il fait. Mes deux rivaux m’avaient tellement calomnié dans le clergé et dans le peuple, qu’il s’en fallut de peu qu’à mon arrivée à Soissons, la foule ne me lapidât, moi et ceux qui m’accompagnaient, sous le prétexte que j’enseignais et que j’avais écrit qu’il y avait trois Dieux. C’était ce qu’on leur avait persuadé. Cependant, à peine entré en ville, j’allai trouver le légat, je lui remis mon livre, l’abandonnant à son examen et à son jugement, et me déclarant prêt, soit à amender ma doctrine, soit à faire réparation, si j’avais rien écrit qui s’écartât des principes de la foi. Le légat m’enjoignit aussi de porter le livre à l’archevêque et à mes deux rivaux, me renvoyant au jugement de ceux qui m’accusaient ; en sorte que la parole divine fut ainsi accomplie envers moi : «  et nos ennemis sont nos juges. » Ceux-ci, après avoir feuilleté et