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prend après les autres, on finit toujours par l’apprendre, et ce qui est connu de tous ne peut rester caché à un seul. Ce fut ce qui, après quelques mois, nous arriva.

Quel déchirement pour l’oncle à cette découverte ! Quelle douleur pour les amants, contraints de se séparer ! Quelle honte, quelle confusion pour moi ! De quel cœeur brisé je déplorais l’affliction de la pauvre enfant ! et quels flots de désespoir souleva dans son âme la pensée de mon propre déshonneur ! Chacun de nous gémissait, non sur notre propre sort, mais sur le sort de l’autre ; chacun de nous déplorait l’infortune de l’autre, non la sienne. Mais la séparation des corps ne faisait que resserrer l’étreinte des cœurs ; privé de toute satisfaction, notre amour s’enflammait davantage ; la pensée du scandale subi nous rendait insensible au scandale, et le sentiment de la honte nous devenait d’autant plus indifférent que la jouissance de la possession était plus douce. Il nous arriva donc ce que la mythologie raconte de Mars et de Vénus surpris ensemble. Peu après, Héloïse sentit qu’elle était mère, et elle me l’écrivit avec des transports d’allégresse, me consultant sur ce qu’elle devait faire. Une nuit, pendant l’absence de Fulbert, je l’enlevai furtivement, ainsi que nous en étions convenus, et je la fis immédiatement passer en Bretagne, où elle resta chez ma sœur jusqu’au jour où elle donna naissance à un fils qu’elle nomma Astralabe.

Cette fuite rendit Fulbert comme fou ; il faut avoir été témoin de la violence de sa douleur, des abattements de sa confusion, pour en concevoir une idée. Que faire contre moi ? Quelles embûches me tendre ? Il ne le savait. Me tuer, me mutiler ? Avant tout, il craignait d’appeler les représailles des miens, en Bretagne, sur sa nièce chérie. Se saisir de moi pour me réduire en chartre privée était chose impossible : je me tenais en garde, convaincu qu’il était homme à oser tout ce qu’il pourrait, tout ce qu’il croirait pouvoir faire. Enfin touché de compassion pour l’excès de sa douleur et m’accusant moi-même du vol que lui avait fait mon amour, comme de la dernière des trahisons, j’allai le trouver ; je le suppliai, je lui promis toutes les réparations qu’il lui plairait d’exiger ; je protestai que ce que j’avais fait ne surprendrai aucun de ceux qui avaient éprouvé la violence de l’amour et qui savaient dans quels abîmes, depuis la naissance du monde, les femmes avaient précipité les plus grands hommes. Pour mieux l’apaiser encore, je lui offris une satisfaction qui dépassait tout ce qu’il avait pu espérer : je lui proposé d’épouser celle que j’avais séduite, à la seule condition que le mariage fût tenu secret, afin de ne pas nuire à ma réputation. Il accepta, il m’engagea sa parole et celle de ses amis, et scella de ses baisers la réconciliation que je sollicitais. C’était pour me mieux trahir.

VII. J’allai aussitôt en Bretagne, afin d’en ramener mon amante et d’en faire ma femme. Mais elle n’approuvait pas le parti que j’avais pris : bien plus, elle me détourna de le suivre pour deux raisons : le péril d’abord, puis le