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mort de celui qui en est l’objet ? Abélard à peine éteint à Cluny, Héloïse fait transporter ses restes au Paraclet, poursuit son absolution, pourvoit au sort de l’enfant qu’elle devait à son amour ; et l’imagination populaire, qui ne s’exalte que pour les sentiments vrais, la représente fidèle à ce culte, pendant plus de vingt ans et jusqu’à son dernier soupir. « Oui, elle fut véritablement son amie, » dit la Chronique de Saint-Martin de Tours ; et une touchante légende ajoute que, sur l’ordre qu’elle donna avant d’expirer, son corps ayant été déposé dans le caveau de son mari, Abélard étendit les bras vers elle pour la recevoir, et les referma dans cet embrassement[1].

Comme sa destinée, son âme est, pour me servir de l’expression appliquée par Montaigne aux grandes âmes de l’antiquité, « hors de la portée accoustumée du ject. » Les traits ne manquent pas pour la dépeindre. À l’époque où il s’occupait avec le plus de passion de Mme  de Longueville, — la date n’est pas indifférente, — un jour, V. Cousin, dans un de ces entretiens où il portait tant de feu, jeta tout d’un coup à ses interlocuteurs cette question : Quelle est la femme dont il eût été le plus deux d’être aimé ? Divers noms furent cités et discutés, celui de Vittoria Colonna, entre beaucoup d’autres. V. Cousin nomma Héloïse, et, partant d’un trait, il se mit à parler de l’amante d’Abélard comme il parlait de toutes choses, grandement. Il est regrettable que, d’une admiration si bien sentie, il ne nous reste que ce beau, mais trop bref témoignage, incidemment exprimé dans l’Introduction à la philosophie d’Abélard :… « Cette noble créature, qui aima comme sainte Thérèse, écrivit quelquefois comme Sénèque, et dont le charme devait être irrésistible, puisqu’elle charma saint Bernard lui-même… » Dans une de ses comparaisons les plus malheureuses, Pope représente Héloïse sous l’image de la vierge folle. L’attitude que toutes les traditions s’accordent à lui prêter est celle du recueillement et de la réflexion : « la très-sage Héloïse, » dit Villon[2]. L’ardeur de sa passion n’a d’égale, en effet, que la vigueur de sa raison. L’autel qu’elle a élevé à Abélard, dans le fond de son cœur, comme dans un sanctuaire, ne lui dérobe aucune de ses faiblesses ; elle le connait et elle le juge. Elle ne lit pas moins clairement dans sa propre pensée. Impuissante

  1. Canonicus sancti Martini Turonensis, in chronico ad annum MCXL.
  2. Villon, Ballade. — Cf. Et. Pasquier, Recherches sur ta France, livre VI, ch. 17 ; Damboise, préface ; Bertrand d’Argentré, Histoire de Bretagne, liv. I, ch. 11.