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IV


Tel est l’ensemble, tel est le mouvement des lettres d’Abélard et d’Héloïse. Les incertitudes de G. Orelli et de M. Lud. Lalanne sur l’authenticité des Lettres amoureuses se seraient-elles produites, si, rompant avec la tradition du dix-septième siècle, ils avaient considéré dans son unité, comme nous avons essayé de le faire, cette correspondance, ardente, enflammée d’abord de la part d’Héloïse, autant qu’elle est froide et mesurée de la part d’Abélard, puis grave et contenue, sans cesser d’être touchante, lorsqu’Abélard a commencé à se montrer lui-même ému, et présentant dans ces deux phases une indissoluble communauté de sentiments ? Pour nous, les Lettres amoureuses n’ont pas de sens réel, détachées des Lettres de direction, tandis qu’elles s’expliquent les unes par les autres et se complètent. Assurément du moins, la persistance du sentiment qui se manifeste encore si nettement dans les Lettres de direction, aide à comprendre l’ardeur de celui qui éclate dans les Lettres amoureuses. Chose singulière, c’est l’énergie persévérante de cette passion, nous l’avons vu[1], qui a mis en défiance ! Ce qui était l’explication, la lumière, est devenue l’objection. L’erreur de la critique ne serait-elle pas simplement d’avoir voulu soumettre cet amour sans exemple à la commune mesure des sentiments humains ?

« Qu’une vie est heureuse, a dit Pascal, qui commence par l’amour et qui finit par l’ambition ! » Si la vie d’Abélard a commencé, comme elle a fini, par l’ambition, nul doute que l’amour n’y ait tenu une grande place. Il était né avec l’humeur mobile et légère, le caractère violent et superbe : son cœur n’était pas à la hauteur de son génie. Destiné par son père à la profession des armes, il lui était resté de cette vocation de famille le goût de la lutte, la passion de la victoire. Impatient de toute supériorité, il ne souffrait ni la contradiction, ni l’obstacle. Tout ce qu’il convoitait lui semblait dû, et dès qu’il avait fixé un but à ses désirs, il ne se reposait que dans la satisfaction conquise. Le succès obtenu, il en épuisait les jouissances avec éclat, sans ménagement pour son adversaire ; puis il marchait, avec une

  1. Voir plus haut, p. v.