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se gravent dans son esprit. Elle les recueille, s’en pénètre, s’en nourrit. Grâce à la Règle dont elle a obtenu l’approbation, au recueil de sermons, d’hymnes, de prières qu’elle s’est fait successivement envoyer, aux explications et aux commentaires qu’elle provoque sans relâche, il n’est pas un jour, pas une heure, pas un moment de sa vie, pour ainsi dire, pas une occupation où elle ne se sente éclairée, dirigée par lui.

Abélard, qu’une soumission si discrète a fini par émouvoir, ne se refuse pas à en paraître touché. Ce rôle tout spirituel de directeur de conscience le met à l’aise, et à mesure qu’il s’y engage, sa sympathie se marque plus sensiblement. Si sa sollicitude embrasse « toutes ses filles » du Paraclet, c’est toujours à Héloïse particulièrement qu’il s’adresse, à sa sœur jadis si chère dans le siècle, plus chère encore en Jésus-Christ. Il ne lui refuse aucun des titres, aucune des faveurs que jadis elle sollicitait vainement. Nouveau Jérôme, il se plaît à saluer en elle une Marcelle, une Paule, une Eustochie. Il l’exalte pieusement aux yeux de ses compagnes. Il reproduit ses paroles, comme pour lui prouver quel souci il a d’entrer dans sa pensée. Il ne craint même pas de laisser passer dans ses conseils quelque tendresse. Certaines expressions empreintes d’une délicatesse affectueuse et d’une sorte de fraîcheur témoignent que, si la source de l’amour où s’est enivrée sa jeunesse est profondément refoulée dans son cœur, le temps, qui l’a recouverte, ne l’a pas desséchée. Et quand, au concile de Sens, frappé du coup dont il ne devait plus se relever, il a mis sa conscience en règle vis-à-vis du chef de l’Église, c’est à elle encore, à elle seule qu’il songe, pour la rassurer sur l’orthodoxie de ses doctrines et sur le salut de son âme. Il sait que l’écho des accusations dont il est poursuivi n’a nulle part retenti plus douloureusement que dans le cœur d’Héloïse ; il veut que « tout sentiment d’angoisse et de doute cesse de la faire palpiter de terreur[1] ; » il lui envoie sa profession de foi, testament suprême de son cœur et de sa raison.

  1. Lettre et profession de foi d’Abélard, p. 545.