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cher son âme au souvenir des jours, des moments, des lieux témoins de son délire, est-ce donc qu’au nom des droits, soit de l’union qui a rendu sa passion légitime, soit de cette passion même, est-ce qu’un seul instant elle songe à solliciter des voluptés dont l’idée lui est doublement interdite ? Ah ! bien au contraire, ces obsessions auxquelles elle est en proie, elle les considère comme un châtiment mérité de ses fautes ; ces souvenirs dont le charme la torture sont, à ses yeux, comme une première figure du remords qu’elle appelle ; elle les offre à son bien-aimé en expiation des épreuves qu’elle lui a attirées, en attendant qu’elle puisse les offrir à Dieu ; et c’est afin de s’en affranchir, qu’elle conjure Abélard de fixer son âme en lui sur d’autres pensées. Voilà les traits sous lesquels Héloïse peint elle-même son trouble, trouble profond, douloureux, trouble d’un cœur qui ne s’appartient point, qui ne peut pas, qui ne veut pas rompre le lien d’une possession subie avec ivresse, mais qui voudrait en élever, en purifier l’objet.

Comment, au surplus, dans la situation imaginée par Pope et par Bussy-Rabutin, comment s’expliquer les réponses d’Abélard ? Il est vrai qu’ils font bon marché de son rôle ; ils le suppriment. Et effectivement, en présence des emportements qu’ils prêtent à Héloïse, que pouvait faire Abélard ? Prêter l’oreille à des appels insensés ? Donner des conseils qu’on ne lui demande pas ? Il ne répond point. Ainsi du moins sont sauvées les convenances, sinon les vraisemblances. Mais par la suppression des lettres d’Abélard, on lui fait tort d’une solide partie de sa gloire, de la meilleure peut-être.

Nulle part, en effet, il ne touche de plus près à la grandeur. Sans doute, l’émotion qu’il laisse entrevoir, dans ses premières réponses, n’est pas encore suffisamment dégagée d’un sentiment de préoccupation personnelle ; et les homélies en quatre points qu’il adresse à Héloïse, en échange de ses lettres enflammées[1], ont au premier abord une froideur qui déconcerte. Quelle âme, il est vrai, ne paraîtrait de glace auprès de l’âme brûlante d’Héloïse ! Si l’on veut bien juger d’ailleurs des conseils d’Abélard, il faut les lire dans le sentiment où ils étaient reçus. Or, pour Héloïse, la forme didactique des instructions d’Abélard lui rappelait les leçons d’autrefois ; pour elle, le commentaire était un aliment d’autant plus précieux

  1. Voir les arguments placés en tête de chaque lettre. Il ne faudrait pas les prendre comme guides pour les lettres d’Héloïse ; ils en donneraient le plus souvent une idée fausse, et nous ne les avons reproduits que parce que nous les avons trouvés dans le texte de V. Cousin ; mais ils présentent une analyse fidèle des réponses d’Abélard.