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lui est douce. Il ne veut plus être aimé qu’en Jésus-Christ ; contenant la fougue de ses élans, elle lui récrit : « À celui qui est tout pour elle après Jésus-Christ, celle qui est tout à lui en Jésus-Christ. » Il lui envoie un psautier et lui demande de prier pour son salut ; elle priera. Elle s’accuse seule de tous les malheurs dont ils ont été frappés ensemble ; elle ne rappelle plus la part qu’il en a subie, que pour s’en faire un crime. Cependant, si elle obéit, elle est loin d’être apaisée. « S’il arrive que le Seigneur me livre aux mains de mes ennemis, et que ceux-ci triomphant me donnent la mort, que mon corps soit rapporté au Paraclet, pour être enterré par vos soins, » avait dit Abélard ; et ces mots, qui retentissent dans son cœur comme un glas funèbre, y soulèvent un mouvement de révolte. Elle accuse Dieu de ne l’avoir élevée si haut que pour la faire tomber dans un abîme plus profond ; elle s’indigne que sa main l’ait frappée, alors que leur union était devenue légitime, après l’avoir épargnée lorsque cette union était coupable ; elle ne veut point qu’on croie à sa piété, quand le jour, la nuit, sans cesse, le souvenir d’Abélard l’obsède, quand son image l’attire et la remplit ; quand, au milieu de ses prières, pendant le sacrifice de la messe, jusqu’au pied de l’autel, elle sent les ardeurs de la passion qui la dévore. « Trêve aux éloges ! répond-elle avec une étrange véhémence à Abélard, qui avait essayé de flatter sa peine, en lui faisant chrétiennement entrevoir la récompense de ses mérites : on vante ma sagesse ; c’est qu’on ne connaît pas mon hypocrisie ; on porte au compte de la vertu la chasteté de la chair, comme si la vertu était l’affaire du corps et non celle de l’âme ! si je suis glorifiée parmi les hommes, je n’ai aucun mérite devant Dieu qui sonde les cœurs et les reins, et qui voit ce qui est caché. L’éloge venant de vous est d’autant plus dangereux qu’il me séduit et m’enivre… Non je ne cherche pas la couronne de la victoire… Dans quelque coin du ciel que Dieu me donne une place, il aura bien assez fait pour moi[1]. » Et c’est par une sorte de défi à la grâce qu’elle termine sa lettre.

Une seconde réponse d’Abélard achève de la soumettre. Elle ne veut point qu’il puisse l’accuser de désobéissance ; elle s’est donc résolue à ne plus parler du passé. De près et dans un entretien, elle ne serait pas sûre d’elle-même ; de loin, dans une lettre, il lui sera moins difficile de se contraindre. « J’ai imposé à l’expression de ma peine,

  1. Lettres, IV, § 5, p. 104.