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INTRODUCTION.

quels élans de douleur, tour à tour âpre et douce, violente et délicate ! Quels cris de l’âme ! Sous ce langage embarrassé par les formes scolastiques, quelle flamme, quelle passion !

Qui a lu la première lettre d’Héloïse, a-t-on dit excellemment[1], ne l’oubliera jamais. Certes, ce n’est pas elle que l’écriture d’Abélard a pu tromper ; à la simple suscription elle a reconnu la main de son bien-aimé, et elle a peine un moment à dominer le trouble qui l’envahit. « Votre lettre, votre écriture…, » dit-elle comme hésitante et ne sachant quel ton elle a le droit de prendre, après tant d’années de séparation ; mais bientôt revenue à elle-même, elle ne peut se contenir : « Ah ! c’est bien là le tableau de tes épreuves sans merci ni trêve, ô mon bien suprême ! » et aussitôt elle en analyse, minutieusement le récit, « plein de fiel et d’absinthe, » comme pour le convaincre qu’il n’en est aucune qui lui ait échappé. Sans doute, ces épreuves sont aussi les siennes, mais elle s’efforce de l’oublier. Elle craint d’avoir trop laissé paraître sa propre douleur et elle se contraint. Ce n’est même pas en son nom qu’elle parle, c’est au nom de celles qu’Abélard a établies au Paraclet sous sa direction, et dont il a pris la charge ; ce sont elles qu’elle l’adjure de rassurer par ses lettres, de réconforter par ses conseils. Sous l’expression de cette prière, cependant, on sent peu à peu se gonfler le flot de l’émotion qu’elle réprime. Aucun titre ne répondant suffisamment à sa pensée pour exprimer la situation de ses compagnes vis-à-vis de lui, — ni celui d’amies, ni celui de sœurs, ni même celui de filles, — elle cherche s’il s’en peut imaginer un qui soit plus doux encore et plus sacré. Le mot qui remplit son cœur lui échappe enfin. « Peut-être, dit-elle, mettras-tu plus de zèle à t’acquitter de ta dette à l’égard de toutes ces femmes qui se sont données à Dieu, dans la personne de celle qui s’est donnée exclusivement à toi. » Et alors, comme par la brèche d’une digue rompue, tous ses sentiments débordent à la fois en un mélange passionné de souvenirs amers, de récriminations ardentes et de tendres protestations. Ah ! plus d’une fois, elle a comparé de sang-froid ce qu’elle a reçu et ce qu’elle a donné. Violences, outrages, elle a tout souffert sans se plaindre ; et si jadis on a pu se demander ce qu’elle suivait, de la voix de l’amour ou de celle du plaisir, aujourd’hui on peut voir clair dans ses sentiments. Par son ordre, avec un autre habit, elle a pris un autre cœur, afin de lui

  1. M. de Remusat, I, 1, p. 141.