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LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOÏSE.

grossièrement et presque sans pudeur, tandis qu’ils marchaient à la suite du Seigneur. On eût dit qu’ils avaient oublié tout respect, toute convenance. Lorsqu’ils passaient dans un champ, ils ne rougissaient pas d’arracher des épis, de les égrener et de les manger comme des enfants ; ils ne s’inquiétaient même pas de laver leurs mains avant de prendre leur nourriture, ce qui les faisait accuser par quelques-uns de malpropreté. Mais le Seigneur les excuse. « De manger sans avoir lavé ses mains, dit-il, ce n’est pas là ce qui souille l’homme. » Et il ajoute aussitôt, d’une manière générale, que l’âme ne peut être souillée par les choses extérieures, mais seulement par celles qui sortent du cœur, c’est-à-dire, par « les mauvaises pensées, les adultères, les homicides, etc. » Si le cœur, en effet, n’est pas corrompu avant l’acte par une intention mauvaise, l’acte extérieur ne saurait être un péché. Aussi dit-il que les adultères mêmes et les homicides viennent du cœur, puisqu’ils peuvent être accomplis sans l’intervention du corps, selon cette parole : « Quiconque voit une femme et la convoite est, par cela seul, adultère dans son cœur. » Et encore : « Quiconque hait son frère est homicide. » Tandis qu’il n’y a ni adultère ni violence, les actes fussent-ils accomplis, quand une femme succombe à la violence, ou quand un juge, au nom de la justice, est contraint de mettre un coupable à mort ; « car tout homicide, est-il écrit, n’a point de part au royaume de Dieu. »

C’est donc moins nos actes en eux-mêmes, que l’intention avec laquelle nous les accomplissons, qu’il faut peser, si nous voulons être agréables à celui qui sonde les cœurs et les reins, qui voit clair dans les ténèbres, et « qui jugera les secrètes pensées des hommes, selon mon Évangile, » dit saint Paul, c’est-à-dire selon la doctrine de ma prédication. Voilà pourquoi la modique offrande de la veuve, qui ne donne que deux deniers, c’est-à-dire un quatrain, fut préférée aux offrandes abondantes par celui à qui nous disons : « vous n’avez pas besoin de mes biens ; » par celui qui apprécie l’offrande d’après celui qui fait l’offrande, et non celui qui fait l’offrande d’après l’offrande, ainsi qu’il est écrit : « Le Seigneur regarda favorablement Abel et ses présents ; » ce qui signifie qu’il examina avant tout la piété de celui qui lui faisait l’offrande, et eut le don pour agréable à cause de celui qui le faisait.

La dévotion du cœur a d’autant plus de prix aux yeux de Dieu, que nous mettons moins de confiance dans les manifestations extérieures. C’est pourquoi l’Apôtre, après avoir, dans sa lettre à Timothée dont nous avons parlé plus haut, autorisé l’usage de tous les aliments, ajoute, au sujet des travaux du corps : « c’est à la piété qu’il faut vous exercer ; les exercices du corps ne sont utiles qu’à certaines choses, mais la piété est utile à tout ; c’est à elle qu’ont été promises et la vie présente et la vie future. » En effet, la dévotion et la piété du cœur envers Dieu obtiennent de lui les biens de ce monde et ceux de l’éternité.