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LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOÏSE.

doivent donc se bien garder de se charger d’un fardeau sous lequel nous voyons presque tous les hommes faiblir, que dis-je ? succomber. Le monde a vieilli, il est aisé de s’en apercevoir ; les hommes et toutes les créatures ont perdu leur vigueur native, et, suivant la parole de la Vérité, c’est moins la pitié d’un grand nombre que celle de tous qui s’est refroidie. Les hommes ayant dégénéré, il faut donc modifier ou du moins adoucir les règles établies pour eux.

Cette différence n’a pas échappé à saint Benoît lui-même. Il avoue qu’il a tellement adouci la rigueur des usages monastiques, que, dans sa pensée, sa règle, comparée à celle des premiers moines, n’est, en quelque sorte, qu’une règle de convenance, un règlement préparatoire à la vie monacale. « Nous avons fait cette règle, dit-il, afin de prouver en l’observant, que nous possédons, tant bien que mal, l’honnêteté des mœurs et le germe des vertus de la profession religieuse. Pour celui qui aspire à la perfection de ce genre de vie, il existe la doctrine des saints Pères, dont la pratique conduit l’homme aux sommets de la perfection. » Et encore : « Qui que vous soyez, qui aspirez à la céleste patrie, cette faible règle n’est qu’une règle de début ; complétez-la avec l’aide du Christ ; c’est alors seulement que, par la protection de Dieu, vous arriverez au comble de la science et de la vertu. » Les saints Pères, c’est lui-même qui le dit, avaient coutume de lire chaque jour tout le Psautier ; l’attiédissement des esprits l’a contraint de diminuer la tâche, si bien que cette lecture est aujourd’hui répartie sur la semaine entière, et que les moines sont moins chargés que les clercs.

VIII. Qu’y a-t-il de plus contraire à la profession religieuse et à la mortification de la vie monastique, que ce qui fomente la luxure, excite les désordres et détruit en nous la raison, cette image même de Dieu, laquelle nous élève au-dessus de tous les êtres ? C’est assurément le vin, que l’Écriture représente comme dangereux entre tous les aliments et contre lequel elle nous met en garde ; le vin, au sujet duquel le plus grand des sages a dit dans ses Proverbes : « Le vin engendre la luxure et l’ivresse, le désordre des sens. Quiconque y cherche son plaisir ne sera jamais sage… À qui malheur ? au père de qui malheur ? à qui les rixes ? à qui les précipices ? à qui les blessures sans sujet ? à qui les yeux gonflés ? sinon à ceux qui passent leur vie à boire et qui font métier de vider les coupes. Ne regardez pas le vin quand il paraît doré, quand son éclat brille dans le cristal. Il entre eu caressant, mais, il mord comme le serpent, et, comme le basilic, répand son venin. Vos yeux alors verront ce qui n’existe pas, votre cœur parlera à tort et à travers. Et vous serez comme un homme endormi en pleine mer, comme un pilote assoupi qui a perdu son gouvernail, et vous direz : ils m’ont battu, mais je ne l’ai pas senti ; ils m’ont traîné, et je ne m’en suis pas aperçu ; quand me réveillerai-je et trouverai-je encore du vin ? » Et ailleurs : « N’al-