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LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOÏSE.

pour les enfants, les vieillards, et en général pour les infirmes ; qu’il commande de faire manger avant les autres le lecteur, le semainier, le cuisinier ; que, dans ses prescriptions pour la table commune, il règle la qualité et la quantité de la boisson et des aliments sur les tempéraments, et traite chacun de ces points en détail et avec beaucoup de soin. C’est ainsi encore qu’il détermine la durée des jeûnes selon les saisons, et mesure la somme du travail à la faiblesse des constitutions.

Quels ménagements, je le demande, celui qui, dans ses statuts pour les hommes, proportionne ainsi toutes choses aux tempéraments et aux temps, de façon à ce que tous puissent en imposer l’observation sans s’exposer aux murmures, quels ménagements il eût prescrits, s’il leur eût appliqué la même règle qu’aux hommes. En effet, puisqu’il a cru nécessaire de tempérer la rigueur de ses prescriptions en faveur des enfants, des vieillards et des infirmes, conformément à la faiblesse et à la débilité de leur nature, que n’eût-il pas fait en faveur d’un sexe délicat, dont la faiblesse et la débilité ne sont que trop connues ?

Combien donc il serait contraire à tout discernement de soumettre les femmes et les hommes à la même règle, d’imposer aux faibles les mêmes charges qu’aux forts ! Eu égard à notre faiblesse, c’est assez, je pense d’égaler en vertus de continence et d’abstinence les chefs de l’Église et ceux qui sont dans les ordres sacrés, puisque la Vérité dit : « Celui-là est parfait qui ressemble à son maître. » Ce serait même beaucoup pour nous, si nous pouvions égaler les pieux laïques. Car nous admirons dans les faibles ce qui nous semble peu de chose chez les forts, selon cette parole de l’Apôtre : « La vertu dans la faiblesse est perfection. »

VI. Ne faisons pas peu de cas de la religion des laïques, tels que furent Abraham, David, Job, même dans l’état du mariage. Saint Chrysostome, dans son sermon VIIe (épître aux Hébreux), nous en avertit, quand il dit : « Il est bien des charmes que l’on peut essayer pour endormir la bête infernale. Ces charmes, quels sont-ils ? Les travaux, les lectures, les veilles. — Mais que nous importe à nous qui ne sommes pas moines ? — Voilà votre réponse. Eh bien ! faites-la à saint Paul, qui dit : « Veillez dans la patience et dans la prière, etc. ; » et ailleurs : « N’écoutez pas les désirs impurs de la concupiscence. » — Or ce n’est pas seulement pour des moines qu’il écrivait ceci, mais pour tous ceux qui habitent les villes. En effet, un séculier ne doit avoir sur un régulier d’autre avantage que de pouvoir vivre avec une femme : il a ce privilége, mais point d’autre ; en tout le reste, il est tenu d’agir comme le régulier. Les béatitudes promises par le Christ ne sont pas seulement promises aux réguliers ; c’en serait fait du monde entier, si tout ce qui mérite le nom de vertu était renfermé dans l’enceinte d’un cloître. Et quelle considération pourrait s’attacher à l’état de mariage, s’il était un si grand obstacle à notre salut ? De ces paroles, il résulte clairement que