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INTRODUCTION.

l’on peut dire de sa figure, c’est que, contrairement au portrait trop poétique de l’auteur du Roman de la Rose[1], elle n’avait rien qui la distinguât. Son témoignage, plus explicite sur la rare aptitude dont elle était douée pour toutes les choses de l’esprit, est confirmé par Hugues de Métel[2] et par Pierre le Vénérable. « Je n’avais pas franchi les bornes de l’adolescence, écrivait le savant abbé de Cluny[3], quand j’entendais dire qu’une femme, encore retenue dans les liens du siècle, se consacrait à l’étude des lettres, et, chose peu commune, de la sagesse, sans que les plaisirs du monde, ses frivolités et ses désirs pussent l’en arracher. » Suivant Abélard, Héloïse, outre le latin, savait le grec et l’hébreu. Par là il faut entendre, sans doute, qu’elle comprenait les mots de grec et d’hébreu que ramenait le plus ordinairement sous ses yeux l’étude de la théologie. Quant au latin, ses lettres attestent qu’elle possédait et qu’elle maniait habilement la langue. Elle se plaît à citer Sénèque, et c’est évidemment son style qu’elle a pris pour modèle. Quelle est la part qui revient à Abélard dans cette éducation ? Il serait difficile de le dire. Les premières années d’Héloïse s’étaient passées au couvent d’Argenteuil. Elle avait ensuite reçu les leçons de Fulbert, et sans doute aussi celles de quelques clercs, que Fulbert, si fier de la supériorité de son intelligence, lui avait donné pour maîtres. Mais ce qu’elle avait appris n’avait fait qu’allumer dans son vif et solide esprit le désir d’apprendre, et l’on a pu dire que « l’amour fut d’abord chez elle un désir de la science[4]. » Son imagination, excitée plutôt que satisfaite, rêvait, au delà du champ qu’il lui avait été donné de parcourir, de plus vastes horizons.

Que l’on se représente maintenant, à l’extrémité d’une des ruelles entassées au pied des tours de Notre Dame, une humble demeure, enfoncée d’un côté et comme perdue dans l’ombre de la cathédrale, ouverte de l’autre aux libres et vivants espaces du quai de la Grève et du port Saint-Landry[5] : c’est là que, dans le silence d’une studieuse retraite, sous une tutelle plus affectueuse qu’éclairée, vivait cette jeune fille de seize ans, l’esprit replié sur lui-même, le cœur ardent.

  1. Le Roman de la Rose, vers 999 et suivants.
  2. Hug. de Métel. Épist. 16 et 17.
  3. Lettre de Pierre le Vénérable, p. 553.
  4. J.-P. Charpentier, Essai sur l’histoire littéraire du moyen âge, ch. ix, Paris, 1833. M. Charpentier est le premier qui ait fait entrer dans l’histoire des lettres en France les noms d’Héloïse et d’Abélard.
  5. Turlot, ouvrage cité, p. 153-151.