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INTRODUCTION.

les plus grands hommes. Toutefois il consentira à épouser celle qu’il a séduite, pourvu que sa réputation n’en souffre pas, c’est-à-dire, à la condition que le mariage reste secret[1]. Étrange infatuation de l’orgueil ! Le souvenir de l’abnégation d’Héloïse n’amène même pas sous sa plume une expression de regret ! Loin de là, et comme pour mieux faire mesurer la grandeur du sacrifice qu’il s’imposait, il analyse longuement les objections que, dans l’exaltation du dévouement le plus tendre, Héloïse élevait contre son dessein. Les événements qui en suivirent la réalisation achèvent de mettre son cœur à nu.

Malgré le mystère dont il l’avait entourée, leur union secrète avait été bientôt connue. Transporté de colère, Abélard avait enfermé Héloïse à l’abbaye d’Argenteuil. À cette nouvelle, Fulbert perdit toute mesure. On sait sa cruelle et indigne vengeance. Rien ne saurait l’excuser. Mais comment justifier Abélard ? Ce qui domine dans le récit qu’il nous retrace de ses souffrances, c’est le sentiment de l’outrage fait à son orgueil, le désespoir de sa carrière brisée dans l’Église comme dans le siècle, la pensée du cloître, seule perspective qui lui restât ouverte. Quant à Héloïse qui, oubliant sa propre douleur, succombait sous le poids de celle dont elle se faisait généreusement la cause unique, il semble ne se souvenir d’elle que pour la contraindre à embrasser avec lui, et, — impitoyable témoignage de défiance, — avant lui, la profession monastique[2].

Plus de dix ans se passent alors, dix ans d’indifférence et d’oubli. La passion de la lutte philosophique l’avait ressaisi tout entier. Guillaume de Champeaux et Anselme de Laon étaient morts. Deux de ses disciples, Albéric et Lotulfe, avaient la prétention de se porter leurs seuls héritiers. Abélard était rentré dans l’arène, où il devait trouver les deux plus redoutables adversaires du siècle, Norbert de Chartres et saint Bernard. Sa profession nouvelle lui faisait de l’enseignement théologique un devoir. Écarté de l’abbaye de Saint-Denis où il avait d’abord trouvé asile ; condamné pour les hardiesses de ses propositions sur la Trinité par le concile de Soissons ; contraint de jeter son livre au feu de sa propre main, et relégué dans le cloître de Saint-Médard ; peu après réintégré à Saint-Denis, mais exaspéré par les coups multipliés de la fortune, comme s’il ne les eût pas lui-même le plus souvent appelés, et se croyant en butte aux persécutions du monde entier, il avait fini par s’enfuir en Champagne, sur une terre

  1. Lettre à un Ami, § 6, p. 18.
  2. Lettre à un Ami, § 8, p. 26.