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INTRODUCTION

Ainsi, à prendre les termes de sa confession, Abélard avait, de sang-froid, médité et préparé ses plans. Il nous parait difficile d’être aussi sévère pour lui que lui-même. Évidemment, le dialecticien, s’interrogeant à distance, groupe ici les motifs et les circonstances de sa faute avec plus de logique que d’exactitude. La nature humaine n’est pas si simple dans ses ressorts, et même à leur insu, les grands esprits portent dans leurs fautes une sorte de grandeur. Quelle que soit la pensée qu’Abélard ait d’abord suivie, nul doute que, dans ce cœur impétueux, tous les calculs n’aient bientôt cédé la place à un autre sentiment. La peinture qu’il fait de ses émotions, à douze ans d’intervalle, le défend contre son propre témoignage. Ardeurs des sens, enivrements de l’imagination, ravissement de l’âme, jamais passion n’a été décrite avec une énergie plus pénétrante. Dans son aveuglement, Fulbert avait abdiqué tous ses pouvoirs. Il était permis à Abélard, que dis je ? il lui était prescrit de voir son élève à toute heure du jour, de la plier à sa volonté, d’user même, s’il le fallait, pour la contraindre, des réprimandes et des coups. Ces violences infligées et subies avec ivresse étaient pour les deux amants une source nouvelle d’âpres voluptés. Les pages de la Lettre à un Ami, qui en retracent le souvenir, sont toutes brûlantes des feux de la jeunesse : c’est le pur délire de l’amour[1].

Mais Abélard n’était pas homme à se contenter des jouissances d’un bonheur caché, et il avait aussitôt divulgué le secret de sa passion dans des chants dont Héloïse était l’objet. Fulbert était le seul à ignorer ce que tout le monde savait autour de lui. Comme si ce n’était pas assez des tristesses avérées de la première partie de ce drame, dont tout à l’heure l’intérêt deviendra si pur et s’élèvera si haut, on a pensé que l’ignorance de Fulbert n’était point involontaire, ni désintéressée. Héloïse était pour lui, dit-on, plus qu’une nièce, et dans Abélard il avait espéré trouver un gendre[2]. C’est une double conjecture que rien n’autorise, et contre laquelle protestent les déclarations d’Abélard. « Deux choses écartaient de l’esprit de Fulbert toute mauvaise pensée, écrit-il noblement[3] : l’affection de sa nièce et ma réputation de continence : on ne croit pas aisément à l’infamie de ceux qu’on aime, et dans un cœur rempli d’une tendresse profonde, il n’y a point place pour les souillures du soupçon. »

  1. Lettre à un Ami, § 6, p. 14 et suivantes.
  2. Lamartine, Le Civilisateur, 1853.
  3. Lettre à un Ami, § 6, p. 16.