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à ce que vous devez à la vôtre, au lieu de consacrer ainsi vos soins à celle d’autrui. Vous enseignez, vous prêchez des rebelles : peine perdue. Vainement vous semez devant des pourceaux les perles de votre divine éloquence ; vous vous prodiguez à des âmes endurcies. Considérez plutôt ce que vous devez à des cœurs dociles. Vous vous donnez à des ennemis ; pensez à ce que vous devez à vos filles. Et sans parler de mes sœurs, pesez le poids de la dette que vous avez contractée envers moi : peut-être mettrez-vous plus de zèle à vous acquitter vis-à-vis de toutes ces femmes qui se sont données à Dieu dans la personne de celle qui s’est donnée exclusivement à vous.

Combien de graves traités les saints Pères ont adressés à de saintes femmes pour les éclairer, pour les encourager, ou même pour les consoler ; quel soin ils ont mis à les écrire, votre science supérieure le sait mieux que notre humble ignorance. Quel n’est donc pas mon étonnement de voir que depuis longtemps déjà vous avez mis en oubli l’œuvre commencée à peine et encore mal assurée de notre conversion. Sentiment de respect pour Dieu, d’amour pour nous, exemples des saints Pères, rien, quand mon âme chancelle, quand le poids d’une douleur invétérée l’accable, rien ne vous a inspiré la pensée de venir me fortifier par vos entretiens, ou du moins de me consoler de loin par une lettre ! Et cependant, vous ne l’ignorez pas, l’obligation qui vous lie envers moi, le sacrement du mariage, nous enchaîne l’un à l’autre : nœud d’autant plus étroit pour vous que je vous ai toujours aimé, à la face du ciel et de la terre, d’un amour sans bornes.

IV. Vous savez, mon bien-aimé, et nul n’ignore tout ce que j’ai perdu en vous ; vous savez par quel déplorable coup l’indigne et publique trahison dont vous avez été victime m’a retranchée du monde en même temps que vous-même, et que ce qui cause incomparablement ma plus grande douleur, c’est moins la manière dont je vous ai perdu que de vous avoir perdu. Plus poignante est ma peine, plus elle réclame de puissantes consolations. Au moins n’est-ce point un autre, c’est vous, vous, seul sujet de mes souffrances, qui pouvez seul en être le consolateur. Unique objet de ma tristesse, il n’est que vous qui puissiez me rendre la joie ou m’apporter quelque soulagement. Vous êtes le seul pour qui ce soit un pressant devoir : car toutes vos volontés, je les ai aveuglément accomplies. Ne pouvant vous résister en rien, j’ai eu le courage, sur un mot, de me perdre moi-même. J’ai fait plus encore : étrange chose ! mon amour s’est tourné en délire ; ce qui était l’unique objet de ses ardeurs, il l’a sacrifié sans espérance de le recouvrer jamais. Par votre ordre, j’ai pris avec un autre habit un autre cœur, afin de vous montrer que vous étiez le maître unique de mon cœur aussi bien que de mon corps. Jamais, Dieu m’en est témoin, je n’ai cherché en vous que vous-même ; c’est vous seul, non vos biens que j’aimais. Je n’ai songé ni aux conditions du mariage, ni à un douaire quelconque, ni à mes jouissances, ni à mes volontés personnelles. Ce sont les vôtres, vous le savez, que j’ai eu à cœur de satisfaire. Bien que le nom d’épouse paraisse et plus sacré et plus