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ce que je devais, pour venir en aide à la misère du couvent, quand, par la prédication, la chose m’était si facile. Je fis donc aux sœurs des visites plus fréquentes, afin de travailler à leur être utile. Les insinuations malveillantes ne manquèrent pas de s’attacher à ces visites. Ce que le pur esprit de la charité me poussait à faire, mes ennemis, avec leur malignité accoutumée, le tournaient à mal ignominieusement. On voyait bien, disaient-ils, que j’étais encore dominé par l’attrait des plaisirs charnels, puisque je ne pouvais supporter l’absence de la femme que j’avais aimée. Je me rappelais alors la plainte de saint Jérôme dans sa lettre à Asella sur les faux amis : « La seule chose qu’on me reproche, disait-il, c’est mon sexe, et l’on n’y songerait pas, si Paule n’était allée avec moi à Jérusalem. » Et ailleurs : « Avant que je connusse la maison de sainte Paule, c’était sur moi, dans la ville, un concert de louanges ; de l’avis de tous, j’étais digne du souverain pontificat ; mais je sais qu’on arrive au royaume des cieux à travers la bonne et la mauvaise renommée. » Et quand je reportais mon esprit sur les outrages que la calomnie avait fait souffrir à un tel homme, j’en tirais de grands sujets de consolation. Oh ! me disais-je, si mes ennemis trouvaient en moi pareille matière aux soupçons, combien leur malveillance m’accablerait ! Mais aujourd’hui que la divine Providence m’a affranchi des causes mêmes du soupçon, comment se fait-il que le soupçon persiste ? Que veut dire la scandaleuse accusation qu’on élève contre moi ? L’état où je suis repousse tellement l’idée des turpitudes de ce genre, que c’est l’usage de tous ceux qui font garder des femmes d’employer des eunuques. Ainsi le rapporte l’histoire sacrée au sujet d’Esther et des autres femmes d’Assuèrus. C’était un eunuque que ce tout-puissant ministre de la reine Candace, celui que l’Apôtre alla convertir et baptiser, conduit par l’ange. Si de tels hommes ont toujours occupé auprès femmes honnêtes et modestes des postes si élevés et si intimes, c’est qu’ils étaient hors de la portée du soupçon. C’est pour écarter complètement le soupçon, que le plus grand des philosophes chrétiens, Origène, voulant se consacrer à l’éducation des femmes, attenta sur lui-même, au rapport de l’Histoire ecclésiastique (livre VI). Je me disais qu’en cela, la miséricorde divine s’était montrée plus douce pour lui que pour moi ; ce qu’il avait fait lui même avait encouru le blâme, comme un acte peu sage, tandis que, pour moi, c’était une main étrangère qui s’était rendue coupable et qui m’avait affranchi. Mes douleurs mêmes avaient été moindres, par cela seul qu’elles avaient été soudaines et plus courtes : surpris dans mon sommeil, j’avais à peine senti la souffrance de l’exécution. Mais ce que j’avais peut-être subi de moins en souffrance physique était compensé par ce que j’éprouvais des coups prolongés de la calomnie ; les atteintes portées à ma renommée étaient pour moi une torture plus grande que la mutilation de mon corps. Car, ainsi qu’il est écrit, « bonne renommée vaut mieux que grande richesse. » — « Celui qui se fie à sa conscience et néglige sa réputation, » dit aussi saint Augustin dans un sermon sur la vie et les mœurs du clergé, « est cruel