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devrait être tous les matins pour 7 heures à Mon-Espoir pour regagner son home tous les soirs à 8 heures.


L’installation d’un nouveau locataire à Mon-Espoir était passée presque inaperçue dans Mouzonville.

Le mouvement considérable de population et surtout de troupes qui s’était produit en ville durant le cours de la guerre avait un peu émoussé le sens de la curiosité chez les Mouzonvillois, et même chez les Mouzonvilloises. D’autre part, Mon-Espoir, nous l’avons dit, se trouve tout à fait à l’écart de la ville. Enfin, l’existence que menait là Govaërts ne semblait pas être de celles qui éveillent particulièrement la curiosité.

Par la mère Frossart, qui n’eût pas été femme si elle n’avait été curieuse et bavarde, on savait, en effet, à peu près tout ce qui se passait à Mon-Espoir, et l’on fut vite au courant du genre de vie ainsi que des habitudes du nouveau locataire.

Govaërts se levait le matin entre 7 et 8 heures, faisait une courte toilette, absorbait une tasse de chocolat, puis se rendait dans la pièce du rez-de-chaussée qui lui servait à la fois de cabinet de travail et de laboratoire, et où il travaillait généralement jusqu’à midi.

Lorsqu’on demandait à la mère Frossart à quoi s’occupait exactement son patron, la bonne femme répondait qu’il s’agissait de choses dont elle ne pouvait retenir le nom, qui, toutefois, se terminait en gie.

Après déjeuner, Govaërts allait faire une promenade soit dans les Crans, ce pittoresque cirque en gradins qui domine la vallée du Mouzon en face de Mon-Espoir, soit dans les bois qui bordent la route d’Epinal, soit dans les environs de la grotte de l’Enfer, de l’autre côté de Rebeuville. Ou bien, armé de sa ligne à brochet, il allait pêcher au vif dans le Mouzon. Ou bien encore il sortait son auto, et seul, ou avec Émile, allait faire environs une randonnée de quelques dizaines de kilomètres.

De temps en temps aussi, il se rendait en ville où on le voyait en curieux, la canne sous le bras, les mains dans les poches de dessus, en fumant cigarette sur cigarette, et où il commençait à être connu, Me Blazier ayant eu l’occasion de le présenter successivement à plusieurs de ses amis.

Généralement, on s’accordait à le trouver sympathique, les dames disaient même intéressant, avec son allure aisée, ses yeux bleus derrière, un pince-nez de cristal, son visage long et pâle, sa barbe blonde et soignée, qui, suivant certaines, lui donnait un air distingué.

Govaërts ne se dérobait d’ailleurs pas aux relations, mais il ne les recherchait pas non plus. Il était plutôt courtois que véritablement aimable et, parlant qu’à bon escient, disait toujours des choses justes. Généralement, il s’exprimait correctement, avec une sorte d’éloquence nerveuse, entremêlée parfois d’expressions argotiques inattendues, dont il s’excusait aussitôt par une explication de ce genre :

— D’avoir passé près de trois ans au front avec mes poilus pendant la guerre, j’ai fini par leur emprunter leur langage.

On le voyait rarement sourire, et on sentait en lui un fond de gravité, peut-être même de tristesse. Du reste, on tenait de lui-même que peu de mois auparavant il était à la tête d’une importante maison de commerce