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DANS LA HAUTE-ÉTHIOPIE

avec un étalagiste, se laissera entraîner par celui-ci dans les régions supérieures, et quelquefois sans plus songer à son marché, il continuera son chemin, après avoir fraternisé quelques moments avec un de ses semblables dans le monde consolant où les conventions et les gênes de la vie réelle n’existent plus.

Je me rappellerai toujours nos longues veillées sur la terrasse d’Aïdine Aga, durant ces nuits sereines, à demi éclairées par les étoiles dont les vives scintillations sont inconnues dans nos climats. À l’immobilité atmosphérique et aux ardeurs du jour succédait la fraîcheur d’une brise de mer discrète et caressante ; la ville dormait ; on n’entendait que le bruissement régulier du flot sur la grève ; les Arnautes de garde vêtus de leur pittoresque costume étaient couchés par terre çà et là, et nous nous laissions bercer par la parole lente et harmonieuse du Saïd Mohammed, qui nous faisait voyager par la pensée de Bénarès à Damas, de Sanâh à Samarkande. L’Aga parlait quelquefois de sa fin prochaine avec le calme et la dignité d’un soldat. Il me semble le voir encore, avec son tarbouch incliné sur l’oreille, ses grands yeux bleus, son nez aquilin, lorsque d’une voix discrète il me donnait des conseils :

— Ne te fie jamais complétement à un musulman, me disait-il ; tu es chrétien et comme tel il te cachera toujours quelque chose de son cœur.

Quelquefois il posait la main sur mon épaule, et me regardant de ce regard mélancolique de l’homme qui se sent mourir :

— Il est dur, disait-il, de sentir la vie s’affaissant sous soi petit à petit. Qu’Allah te donne ce que j’avais espéré pour moi-même, la mort d’un soldat !

Chaque soir, à la même heure, la voix sonore du