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DOUZE ANS DE SÉJOUR

en les suivant dans leur intimité, on voit que tous, à quelque degré de l’échelle sociale qu’ils soient placés, n’y consacrent qu’une partie de leur être, comme un impôt qu’aggrave aujourd’hui pour eux l’invasion de l’activité européenne, et qu’ils réservent l’autre pour le culte de l’idéal, ce qui les empêche peut-être de tomber dans une déchéance complète. Même dans les villes du littoral de la mer Rouge et du golfe Persique, où selon les vrais Arabes, ceux de l’intérieur, leurs compatriotes, ont dégénéré, tant par suite du mélange des races que par les genres d’occupations auxquelles ils se livrent, aux heures où les travaux cessent, on voit dans les bazars, sur les places publiques, dans les cafés, au bord de la mer ou dans les divans particuliers, des réunions d’hommes occupés à écouter des récits historiques, des contes légendaires ou fantastiques, des épopées, des anecdotes, des poésies de toutes sortes, quelquefois érotiques, mais bien plus fréquemment celles du genre héroïque, surtout dans les cercles composés d’hommes des basses classes. Les conteurs ne s’astreignent pas à une version identique : ils développent leur sujet de mille manières, le quittent, le reprennent au gré de leur inspiration ou des émotions de leur auditoire. La plupart des Arabes sont exercés à faire ces récits, mais comme chez nous au moyen-âge, il y a des conteurs de profession qui voyagent de villes en villages et de tribus en tribus. Malgré les apparences contraires, l’égalité est fort grande parmi les Arabes, et ces réunions contribuent à la confirmer. Un conteur en réputation attirera les hommes de tous les rangs ; un ouvrier interrompra son labeur silencieux par un apophthegme ou quelque sentence nouvelle annonçant que son esprit suivait les méandres d’une pensée lointaine ; un homme riche, en marchandant