Page:Abbadie - Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie.djvu/548

Cette page a été validée par deux contributeurs.
540
DOUZE ANS DE SÉJOUR

est péniblement impressionné par le spectacle de ce qui est.

La pensée s’attriste à contempler cette frontière, passage de tant de puissance, de tant de grandeur, et où tout est rude, inculte, inhospitalier et vide ; où les pierres qui jonchent le sol, usées par les siècles, ne laissent plus même deviner si elles ont servi de matériaux aux travaux des hommes, et roulent informes comme des galets sous le cours du temps.

Des milliers de pélerins, des caravanes, des armées, des populations entières qui ont passé là, il ne reste aucun vestige, et n’étaient quelques bandes de cynocéphales que l’on rencontre quelquefois, les erres de l’antilope et du condoma, l’empreinte du pied de l’éléphant ou du lion et la trace sinueuse du serpent, sont les seuls indices de vie qu’on y découvre aujourd’hui. Lorsqu’on arrive à Moussawa par mer, le cœur se resserre à la vue du sol calciné qu’on aborde et à l’aspect austère des flancs du premier plateau éthiopien, qui bleuit dans le lointain. En descendant de l’Éthiopie vers la mer, si l’on s’arrête un instant sur un de ces contreforts qui étayent le pays chrétien, on n’aperçoit à ses pieds que des arêtes pelées ; plus loin, des terres vides, plates, désolées, puis, la mer Rouge ; et si c’est le matin, un immense disque sanglant, désarmé de ses rayons, qui semble émerger des eaux et monte à vue d’œil : c’est le soleil qui se lève, que l’on ne pourra bientôt plus regarder, et qui, durant toute la journée, va mordre ces gorges désolées où souvent des hommes et des animaux meurent d’épuisement et de soif. Il semble du reste que ce pays soit admirablement approprié pour servir comme de vestibule à l’entrée en Éthiopie. Il convient au voyageur de s’y recueillir, de s’y dépouiller d’habitudes, de préjugés, d’allures de corps et d’esprit qui l’empêcheraient de parti-