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DOUZE ANS DE SÉJOUR

à petits coups, en partageant avec leurs amis. Les Européens passaient pour avoir toujours du tabac sur eux, soit pour leur propre usage, soit pour distribuer en petits cadeaux. Une des Waïzoros demanda par signe à l’envoyé français de lui en mettre sur la main ; celui-ci fit signe qu’il n’en avait pas, et la belle demandeuse tenait encore sa main tendue, lorsque le Prince lui dit :

— Que veux-tu de cet homme ?

— Une prise, répondit-elle ; mais il dit qu’il n’a pas de tabac.

— Il ment, dit Oubié ; sa race est menteuse. Ils prétendent que nous déguisons la vérité ; ce sont eux qui vivent de tromperies.

Je traduisis à demi-voix à mon compatriote les termes de l’injure qui, à son sujet, était faite à notre nation, et comme il ne voulut pas la ressentir, je fis observer avec ménagement au Dedjazmatch que mon compatriote ne prisait pas, qu’il n’avait point de tabac sur lui, et qu’en présence d’un Prince tel que lui il n’en aurait que faire pour s’acquérir des protecteurs. Mais, répétition éternelle de la fable du Loup et de l’Agneau, le Prince, en colère, reprit :

— Si ton voisin n’en a pas, tu en as toi-même, vous en avez tous, puisque le tabac à priser vient de votre pays ; et quand même cela ne serait pas, vous êtes des menteurs et des intrigants que nous sommes trop bons d’admettre chez nous ; je devrais vous renvoyer tous à votre roi et lui faire dire que je ne veux plus de ses sujets.

À ces paroles insensées, je répliquai comme je le devais.

— Tu comptes aller à Gondar, n’est-ce pas ? dit Oubié.