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DOUZE ANS DE SÉJOUR

graphique. J’avais négligé en conséquence la langue amarigna, qui ne devait m’être d’aucun secours au delà du Gojam, me réservant d’apprendre celle des Gallas. J’étais d’autant plus impatient de me rendre chez les Gallas, qu’aucun Européen ne les avait visités, que l’exploration de leur pays pouvait contribuer à dévoiler les sources mystérieuses du fleuve Blanc, et qu’enfin mon hôte, le Lik Atskou, me parlait souvent de ce peuple de façon à surexciter ma curiosité. Il m’intéressait moins aux hommes de son pays ; et, lorsqu’il m’en parlait, c’était moins pour me les montrer tels qu’ils étaient que pour les critiquer de ce qu’ils n’étaient pas.

Quelque respect que j’eusse pour ses opinions, j’étais cependant loin de me douter de la valeur que leur attribuaient ses compatriotes. J’ignorais alors que les censures dont il frappait tel acte ou tel personnage public passaient de bouche en bouche jusque dans les provinces éloignées, et qu’on le regardait comme le dernier magistrat représentant l’antique loi nationale. Il s’était tenu à l’écart, par mécontentement d’abord, par philosophie ensuite ; il observait les événements et les jugeait impitoyablement. Mais il restreignait ses pensées et ses discours en s’entretenant avec un jeune étranger ignorant et inexpérimenté comme je l’étais, et, pour les choses contemporaines, il ne sortait guère des lieux communs. Les hommes supérieurs, et il l’était, ne se déploient dans l’intimité que lorsqu’ils se sentent compris, ou lorsqu’ils veulent bien se consacrer à l’instruction de ceux qui les écoutent. Le Lik était paternellement bon pour moi ; mais j’étais moins pour lui un confident qu’une distraction à ses chagrins patriotiques. Quelquefois, au milieu d’un entretien où il avait