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DOUZE ANS DE SÉJOUR

On nous indiqua le gué du Goumara, qui coule de l’Est à l’Ouest et se trouve encaissé en cet endroit entre des berges de cinq à six mètres ; nous y fîmes nos ablutions, nous tirâmes de nos outres des costumes frais et nous le traversâmes. Afin de me soustraire à la curiosité des soldats, nous convînmes que j’attendrais aux abords du camp, jusqu’à ce que le Lik m’envoyât chercher de chez le Prince. Mais des pâtureurs m’ayant aperçu s’empressèrent vers le camp, et bientôt, de toutes les issues, s’échappèrent des essaims d’hommes courant de mon côté. Les premiers s’arrêtèrent pour me considérer à distance convenable ; les autres les débordèrent, se répandirent autour de moi, et, en un moment, je me trouvai enveloppé d’une cohue de plus de deux mille hommes pris du vertige de la curiosité ; ils hurlaient, se bousculaient, s’escaladaient, se piétinaient et se débattaient pour mieux me voir. Le cercle effrayant se rétrécit de plus en plus ; la chaleur devint insupportable ; je restai assis, la figure dans les mains, m’attendant à être étouffé par cette masse inexorable, lorsqu’une femme, me couvrant d’un pan de sa toge, me cacha la tête dans sa poitrine. Sa langue allait comme le claquet d’un moulin ; je ne comprenais pas un mot de son vocabulaire ; elle me serrait convulsivement ; je suffoquais.

Soudain, le tumulte changea de note ; et des bouffées d’air frais qui m’arrivèrent m’apprirent que la foule s’ouvrait ; des huissiers du Prince, armés de longs bâtons, frappaient à tour de bras sur tout ce monde. Celle qui m’avait si énergiquement couvert de son corps, haletante, épuisée, concourait du regard aux efforts de nos libérateurs ; puis, redevenant femme, elle rajusta vivement sa toge, et, moitié glorieuse, moitié confuse, elle s’en alla. C’était une jeune et grande fille,