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DOUZE ANS DE SÉJOUR

leurs communes, ils arrivèrent à désunir la nation et finirent par concentrer en leurs mains la juridiction civile. De gratuite qu’elle était, la justice devint salariée ; les Likaontes, les Azzages et d’autres espèces de missi dominici parcouraient les provinces pour la distribuer au nom de leur maître. Des provinces se révoltèrent : elles furent vaincues et expropriées en masse de leurs droits.

La famille, cet élément essentiel d’ordre et de liberté, était encore dans sa force ; les nouveaux dominateurs l’affaiblirent, en accueillant avidement les plaintes de ses membres contre son autonomie. La loi salique qui l’avait régie jusqu’alors cessa d’être sa règle absolue : les femmes furent admises, comme les héritiers mâles, au partage des terres ; des fiefs même importants tombèrent en quenouille. « Nos femmes, m’ont dit quelques indigènes, ont perdu dès-lors, avec l’esprit de soumission, leur principale vertu ; notre vieux mariage chrétien et irrévocable devint l’exception ; le mariage dotal et accessible au divorce, la règle ; les riches et les nobles, et nos Empereurs eux-mêmes, y ajoutèrent le concubinat. Le discrédit cessa de frapper les bâtards : leur légitimation et l’adoption d’étrangers achevèrent de détruire l’unité et la moralité de nos foyers. La division habita parmi nous. Dès-lors les délateurs ont paru ; les procès se sont multipliés ; la connaissance des lois est devenue une science abstruse, semée d’embûches[1], et a donné

  1. On comprend que dans un pays où la justice se rendait gratuitement, et où la connaissance de la loi était assez répandue pour permettre à chaque citoyen de remplir les fonctions de juge ou de défendre sa propre cause, la profession d’avocat, conséquence de l’introduction d’un nouveau régime légal, ait été accueillie défavorablement. Les avocats