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portais point de lance. J’avais un long bâton avec une corne de bœuf au bout pour pêcher dans les sables du mont Saint-MicheL Au lieu de cuirasse, j’avais une peau de mouton pelée et un petit bissac : on disait que j’étais plus poltron que les poules !… et je ne devins brave que le jour où Simonnette, ma femme, qui est une sainte au paradis maintenant, me dit : Jeannin, je t’aimerai si tu deviens un homme de cœur !

À la dérobée, messire Aubry jeta un regard vers la fenêtre où était la brodeuse.

— Donc, ajouta Jeannin sérieusement, ne vous réglez pas sur moi qui suis un vassal, mon jeune sire ; vous avez d’autres exemples à suivre. À dix-huit ans, le chevalier Aubry de Kergariou, votre cher et digne père, était déjà la meilleure lance de Porhoët : voilà ce qu’il ne faut point oublier.

La figure du jeune homme se rembrunit. Il fit volte-face brusquementau bout de la carrière et mit sa lance en arrêt.

— Gronde-moi, Jeannin, gronde-moi, murmura-t-il ; je suis un homme par la taille et j’ai des bras d’enfant ! Il faudra bien pourtant que mon père soit vengé !

Ses talons s’écartèrent pour piquer. Jeannin l’arrêta.

— Messire, dit-il, vous avez le cœur et le bras d’un gentilhomme ; mais Dieu vous a donné un pauvre instituteur.

— Qui ? toi, Jeannin ? s’écria Aubry en le regardant avec ses yeux brillants ; un pauvre instituteur ! Sur mon Dieu ! Je t’ai vu à la besogne, ami, et je ne connais pas un chevalier, tu m’entends bien, un chevalier que je voulusse prendre pour maître à ta place !

Il parlait avec chaleur.

— Ta main, mon ami Jeannin ! reprit-il. Gronde-moi va, gronde-moi, mais ne me dis plus que j’ai en toi un pauvre instituteur, car je me fâcherais !

L’homme d’armes serra avec émotion la main qu’on lui tendait.

Aux fenêtres, madame Reine et la fillette aux cheveux noirs regardaient curieusement cette scène. Madame Reine agita son mouchoir.