Page:19530717 - Journal officiel.pdf/12

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
3512
ASSEMBLEE NATIONALE - 1ère SEANCE DU 16 JUILLET 1953

leur état-major, il y avait 400 agents. Le cortège traversait le faubourg Saint-Antoine dans toute sa longueur, qui représente un peu plus de deux kilomètres. Répartis dans les artères latérales, se trouvaient en réserve, pour le cas de troubles, 800 hommes, plus leurs états-majors.

Enfin, les manifestants devaient arriver place de la Nation, défiler autour de cette place, se disloquer à la fin de leur circuit sur cette place et être évacués par les avenues de Bouvines et de Taillebourg, qui sont deux voies très larges.

M. Grousseaud, qui connaît certainement très bien cette partie de sa circonscription, ne contestera pas qu’il y a là, partant de la place de la Nation, deux très vastes avenues qui donnaient aux manifestants qui n’étaient en tout et pour tout que 10.000 la possibilité de se disperser sans que survienne aucun incident.

Néanmoins, un service d’ordre avait été également prévu à cette partie terminale. Il était composé de 260 gardiens répartis en trois groupes, l’un boulevard de Picpus, c’est-à-dire au delà de la place de la Nation ; le second, boulevard de Charonne, face au boulevard de Picpus, au delà de la place de la Nation ; enfin, le troisième, dans une voie latérale qui prend sur la place de la Nation du côté opposé à celui où l’évacuation devait être faite, avenue du Bel-Air.

Ces trois groupes étaient chargés d’assurer le respect des prescriptions prévues pour la dislocation.

J’ajoute que des voitures radio permettaient, en cas de nécessité, de faire appel à des renforts qui étaient tenus au delà en réserve, s’ils étaient jugés indispensables.

Je crois, mesdames, messieurs, pouvoir conclure que, si la manifestation était restée pacifique, ce dispositif de sécurité était largement suffisant. Il avait le mérite d’être discret en ne faisant apparaitre l’uniforme policier qu’au départ et à l’arrivée. Le souci de laisser au cortège son caractère pacifique a été tel que les pancartes interdites ont pu être déployées dans le faubourg Saint-Antoine sans que la police cherche à faire respecter l’interdiction, qui était cependant connue des organisateurs de la manifestation.

Alors se pose une question : Dans quel but, après la dislocation des éléments que je m’excuse d’appeler européens, comme mon communiqué l’a fait, mais puisque les organisateurs de la manifestation avaient fait un cortège composé des blancs métropolitains et un cortège composé des autres.

M. Joseph Denais. C’était du racisme !

M. le ministre de l’intérieur. il faut bien, pour ne pas avoir l’air de traiter les uns de Français et de donner aux autres une autre épithète, situer ceux qui sont de la métropole comme Européens et ceux qui sont nés en Algérie comme Nord-Africains, dans quel but, disais-je, après la dislocation des éléments européens, qui formaient la première moitié du cortège, la seconde partie, qui était composée des Nord-Africains, tenta-t-elle, contrairement aux instructions, de poursuivre la manifestation sur le cours de Vincennes ?

C’est mesdames, messieurs, ce que l’enquête judiciaire ouverte va tenter d’établir, mais ce que aujourd’hui, sans me livrer à des hypothèses qui pourraient être contestables et qui seraient dans tous les cas contestées, je ne saurais faire devant vous.

M. Baurès, juge d’instruction, a été chargé de plusieurs informations sur l’ensemble des événements qui se sont déroulés. Il entendra tous les témoins dont l’audition sera nécessaire. Tous les rapports de police qui m’ont été adressés seront, bien entendu, versés au dossier pour contribuer à la manifestation de la vérité.

Vous voudrez bien admettre qu’il convient de laisser à ceux qui ont la charge de rechercher la responsabilité de ces événements le soin, dans l’impartialité totale que la justice apporte toujours dans ces sortes d’enquêtes, d’établir qui peut être coupable et qui ne l’a pas été.

Mais le fait certain, celui que je veux apporter à l’Assemblée comme ayant existé, c’est que, en masse compacte, non pas tout le cortège des Nord-Africains mais à peu près la moitié, environ 2.000 hommes, encadrés par des hommes portant des brassards verts, qui ne paraissaient d’ailleurs pas maitriser ces éléments Nord-Africains, s’est avancée, pancarte déployées, au delà de la place de la Nation, sur le cours de Vincennes, jusqu’aux colonnes du Trône.

Le commissaire Bondais, qui avait la charge de ce secteur et dont les hommes se trouvaient dissimulés derrière le monument qui se trouve à l’entrée du boulevard de Picpus, s’avança alors, seul, sans mettre son casque, qui n’était prévu que comme dispositif de sécurité. Il s’est avancé, képi sur la tête, et devant les manifestants, s’adressant à l’un des responsables du service d’ordre, lui a demandé de bien vouloir respecter l’ordre de dislocation et d’en faire part à ses hommes.

Le désaccord n’existait vraiment pas entre le commissaire de police et le responsable auquel il s’adressait, car celui-ci se retournait aussitôt, faisait un signe aux manifestants, et il est parfaitement exact que les premiers rangs commençaient à s’écarter pour obéir à l’ordre de dislocation.

C’est alors que derrière, dans la partie du cortège qui se trouvait au cinquième on au sixième rang des manifestants, on vit tout à coup se précipiter des hommes dont les agents blessés que j’ai visités à la maison de santé des gardiens de la paix m’ont dit : « ils avaient la haine dans les yeux, et si leurs yeux avaient été des mitraillettes, nous aurions tous été tués ».

Quelques-uns avaient un couteau à la main — j’en ai la photographie que je pourrais vous montrer — ce qui évidemment n’était pas de nature à rassurer le service d’ordre. Néanmoins, alors que les agents, en pélerine, se trouvaient derrière le commissaire, sans contact encore avec les manifestants et ne faisant là que ce qui est habituel lorsqu’on pense que la vue de l’uniforme est suffisante pour faire respecter l’ordre, des hommes se sont précipités sur les agents. Ceux-ci n’ont pas réagi, comme M. d’Astier de la Vigerie l’a dit, en tirant avec des revolvers et encore moins avec des mitraillettes dont ils ne disposaient pas, mais par les moyens coutumiers lorsqu’un désordre se produit.

Je ne dis pas que quelques coups n’aient pas été échangés, mais cela ne dépassait pas le caractère d’une manifestation normale où la force publique essaye de faire respecter un ordre légitime, qui a été donné, et qui a été accepté, au surplus, par les organisateurs de la manifestation.

C’est alors que les barrières qui se trouvaient sur la place, que les siphons, les verres, les tables et les chaises qui se trouvaient à la terrasse des cafés environnants, étaient saisis par la foule des jeunes gens, j’ai là des photographies qui en montrent le genre. Ceux-ci se précipitaient sur le service d’ordre qui, débordé par une attaque d’environ deux milliers de manifestants, considérait qu’il n’était pas en mesure, sans risquer de provoquer des incidents graves, de résister à une poussée qui pouvait, sans danger, gagner quelque cinquante mètres.

Les deux groupes d’agents se replièrent rejoignant chacun leur point de départ, l’un le boulevard de Picpus et l’autre le boulevard de Charonne.

Mais la bagarre était commencée. L’ordre de repli, dans des cas semblables, s’exécute avec difficulté. Un certain nombre d’agents et de brigadiers restèrent aux prises avec les manifestants sans pouvoir opérer le repli qui avait été commandé.

C’est alors que des scènes dramatiques se produisirent. Elles furent, certes, dramatiques pour ceux qui sont morts et ceux qui, blessés, souffrent sur leur lit de douleur, mais elles furent dramatiques plus encore pour les agents du service d’ordre qui, coupés du gros de la troupe, se trouvaient isolés, frappés, désarmés — plusieurs témoignages l’établissent — et couraient le risque d’être lynchés par une foule déchainée, par une foule qui, prise de cette fièvre que le déclenchement d’une bagarre provoque toujours, était capable de mettre à mort les quelques policiers qui n’avaient pas pu rejoindre leurs camarades et leurs chefs.

C’est dans ces conditions que, vraisemblablement, quelques coups de feu ont été tirés qui ont provoqué des blessures dont certaines ont été mortelles. Mais si les faits se sont bien passés ainsi que je l’ai dit — et l’instruction judiciaire le révélera — je précise que la situation dans laquelle se trouvait l’agent qui a pu tirer porte un nom dans notre code pénal, cela s’appelle la légitime défense.

La mort mérite le respect en toute circonstance, mais quand elle à trouvé son expression dans le déchaînement d’une violence aveugle, elle ne peut excuser les atteintes qui sont portées à l’ordre public.

Sur 2.000 manifestants, le bilan des blessés s’établit à 60 et celui des morts à 7. Du côté des 260 agents qui ont été engagée, la proportion est bien différente : 82 sont soignés dont 20 ont dü être hospitalisés. L’un d’eux a été trépané hier. Vous pourrez voir la photo, que j’ai dans mon dossier, prise avant l’opération qu’il a subie. Un second est soigné à l’Hôtel-Dieu ; il risque, dit-on, de perdre la vue.

Parmi ces blessés, l’un a été atteint par une balle. Nombreux sont ceux qui ont été frappés de coups de couteau. Je l’ai personnellement vérifié sur la vareuse de mes hommes