Page:18480102 Le Constitutionnel.pdf/3

Cette page n’a pas encore été corrigée

PARIS, 2 JANVIER.

 Un grave événement vient de se passer en Algérie. Abd-el-Kader est en notre pouvoir. Nous publions tous les documens qui permettent d’apprécier la portée de ce fait.
 Du reste, ce résultat était prévu. Il était évident qu'Abd-el-Kader, depuis qu’il avait été refoulé dans le Maroc avec les débris des tribus qui avaient suivi sa fortune, était placé dans l’alternative de détrôner Abderrahman, tâche périlleuse et difficile, ou d’abdiquer toute action sur les affaires de l’Algérie. Il a tenté par les menées et ensuite par la force une de ces révolutions si fréquentes dans les annales de l’islamisme. Il n’a point réussi. Dès lors, sans ressources et sans appui, au milieu de populations hostiles, en lutte avec le chef reconnu de sa religion, errant, comme un lion traqué par les chasseurs, sur le territoire marocain, réduit à l’impossibilité de nourrir et de défendre ses partisans découragés ou séduits, il a dû songer à sauver sa tête. Il paraît que, depuis plusieurs mois déjà, il avait entamé des pourparlers avec les autorités françaises.
 Ce n’est point néanmoins par une soumission tout à fait volontaire que cet opiniâtre défenseur de la nationalité arabe a mis fin à sa carrière d’agitation et de périls. Il lui était bien difficile d’échapper au cordon de troupes françaises qui garnissait la frontière. Cependant, M. le lieutenant-général de Lamoricière a cru devoir accéder à la condition qu’Abd-el-Kader exigeait pour mettre bas les armes. Cette condition a été ensuite acceptée par M. le gouverneur-général lui-même, qui sollicite en termes formels la ratification du gouvernement. Abd-el-Kader, en effet, a demandé à se rendre en Égypte. C’est là, à coup sûr, une grave concession. Dans telle circonstance donnée, Abd-el-Kader pourrait, une fois encore, se montrer ingrat envers nous, et l’on peut, dès à présent, prévoir les conséquences funestes qu’aurait son retour en Algérie, si, se dérobant à notre surveillance, il essayait de recommencer ses tentatives contre notre domination.
 Abd-el-Kader a débarqué à Toulon le 29 décembre, accompagné du colonel Beaufort, aide-de-camp du prince. Il avait fait la traversée à bord de la frégate à vapeur l’Asmodée. On annonçait qu’il allait être amené à Paris, et qu’il y serait demain ou après-demain. Cette nouvelle est au moins prématurée. L'ex-émir doit rester à Marseille jusqu'à ce que le gouvernement ait statué définitivement sur son sort.
 C’était là le secret des précautions prises par M. le général de Lamoricière. M. le duc d’Aumale a recueilli en personne ce triomphe, qu’avaient préparé les efforts de notre armée, l’énergie et la persévérance du maréchal Bugeaud, les sacrifices de toute nature prodigués par la France depuis dix années.
 Quoi qu’il en soit, le rôle d’Abd-el-Kader, comme représentant de la résistance indigène contre notre influence, n’était plus un danger ; c’était encore une menace. Un incident inattendu pouvait ramener en scène cet homme d’autant plus redoutable qu’il exerçait chez les Arabes le fanatisme de la patrie et de la religion. La nouvelle de la soumission d’Abd-el-Kader peut donc exercer une bonne influence sur les destinées de notre colonie.
 Mais une réflexion, qui viendra sans doute à tous les esprits, est de nature à refroidir l’enthousiasme. Il y a trois ans que ce résultat aurait pu être obtenu. Après la bataille de l’Ysly, la situation d’Abd-el-Kader était tout aussi critique, tout aussi désespérée. Il était à quelque distance de notre camp, inquiet et réduit à l’impuissance. Notre armée victorieuse lui coupait toute retraite. L’empereur du Maroc, terrifié par la défaite de ses troupes, par la destruction de ses ports, eût acheté volontiers la paix en nous venant en aide pour réduire celui qui avait été l’instigateur d’une guerre désastreuse. On sait le reste : le traité de Tanger est intervenu ; les faiblesses de notre diplomatie ont rendu inutiles les exploits de nos soldats, et M. le maréchal Bugeaud, malgré ses instances, n’a pu récolter la gloire légitime que lui avait conquise son épée.
 Or, il est impossible d’oublier quelles ont été les conséquences de cette faute irréparable. À cette époque, la situation de l’Algérie était florissante : les capitaux y affluaient, le commerce y prenait un rapide essor. La destruction irrévocable de la puissance d’Abd-el-Kader eût donné l’impulsion la plus heureuse aux progrès de la colonisation. Il n’en fut point ainsi. Abd-el-Kader, protégé par notre diplomatie, respira ; il eut le temps, il eut le courage de relever sa fortune, et au moment même où le gouvernement s’efforçait de faire prendre le change à l’opinion, il reparut plus formidable que jamais. Le massacre de Djemmâ-Ghazaouat, les fatigues de notre armée pendant une année de combats, la dépense d’une centaine de millions, l’égorgement des prisonniers de la deïra, les alarmes de notre colonie naissante, la crise financière qui y a compromis l’industrie, discrédité la propriété, ajourné la mise en culture, en un mot trois années de sacrifices et d’efforts, tels sont les fruits du traité de Tanger, condamné une fois de plus par le succès même qu’on vient d’obtenir.
 Le gouvernement du Roi a reçu hier de S.A.R. le duc d’Aumale les dépêches suivantes :

Le lieutenant-général, gouverneur général de l’Algérie, à M. le ministre de la guerre.

        Oran, 20 décembre 1847.
 J’envoie à Votre Excellence le duplicata d’une lettre de M. le lieutenant-général de Lamoricière, en date du 16 décembre ; les nouvelles que j’ai reçues depuis de cet officier général, et qui nous mènent jusqu’au 48, ne font que confirmer les événements dont cette lettre contient le récit, et leur caractère favorable à nos intérêts.
 Ainsi, un engagement très sérieux aurait eu lieu entre Abd-el-Kader et les troupes de l’empereur ; les détails précis manquent ; mais il est positif que l’affaire, commencée avec autant de résolution que d’adresse par l’émir, eut d’abord pour lui l’apparence d’avantage, et devint ensuite un véritable échec ; qu’après l’insuccès de cette attaque et les pertes qu’il aurait essuyées, il aurait dû rejoindre, en toute hâte, sa deïra pour la protéger contre les Angades, qui arrivaient de tous côtés pour prendre part à la curée ; qu’ayant ainsi réuni toutes ses forces et tout son monde, il se serait replié dans une région appelée Agueddim, située entre la Moulouïa, la mer et les montagnes des Kebdanas, et présentant d’assez fortes positions. Les camps marocains seraient, suivant M. de Lamoricière, à Kasbat-Zeitman, et, suivant un cavalier que j’ai questionné moi-même à Zaio, je suppose que ces deux positions sont occupées ; cette disposition de forces, assez conforme au système général que paraissent avoir adopté les fils de l’empereur, complèterait l’investissement de la montagne des Kebdanas. Cette tribu est la seule qui soit restée neutre jusqu’à ce jour. Toutes les autres ont pris les armes ; les Beni-Snassen ont quitté en masse leurs labours, et, désireux de se faire pardonner leur indécision, leur cheik El-Mimour aurait dit à Muley-Mohammed qu’il n’avait qu’à se mettre en marche avec son camp et à les regarder faire ; qu’il pouvait compter sur les Kabyles pour achever l’ouvrage commencé.
 Je n’ajouterai aucun commentaire à ce rapide exposé ; je redoutais beaucoup l’issue du premier choc entre le maghzen marocain et les intrépides guerriers de la deïra. Ce choc a eu lieu, et l’avantage est resté aux gens de Muley-Abderrahman ; le prestige d’Abd-el-Kader est détruit. Je redoutais une négociation et un arrangement conclu à nos dépens ; cette hypothèse ne me paraît plus avoir aucune chance de se réaliser ; il me paraît donc difficile de trouver une situation meilleure, et j’attends avec une vive impatience le récit des nouveaux évènemens qui ne peuvent manquer de se produire.
 Arrivé hier à trois heures à Mers-el-Kébir, j’aurais immédiatement poussé jusqu’à Nemours, si l’état de la mer n’eût rendu ce projet complètement inexécutable. Depuis, le vent n’a pas cessé de souffler avec une extrême violence ; cependant, je ferai partir le Véloce cette nuit ; le commandant de ce navire, M. Bérard, qui sert avec une intelligence et un dévouement dignes des plus grands éloges, espère pouvoir toucher à Melilla, d’où il me rapporterait des nouvelles. S’il n’y apprend rien, il poussera jusqu’à Tanger.
 Dès qu’il y aura quelque espoir de pouvoir toucher à Nemours, je m’embarquerai immédiatement sur le Solon avec le général Cavaignac, que le général de Lamoricière attend pour lui remettre le commandement de la colonne de la frontière. Dès que la situation sera dessinée, et après l’avoir appréciée ensemble, je ramènerai le général de Lamoricière à Oran.
 Le Vigilant n’a pu se rendre encore aux Zaffarines. Il est retenu à Arzew par des avaries ; je n’ai jamais attendu un service bon et effectif de ce triste navire.
 Cette dépêche vous sera portée par le Cerbère, bateau à vapeur hôpital, dès que l’état de la mer lui permettra de sortir.
 Agréez, etc.
                  H. D’ORLÉANS.
 P.S. Dans cette lettre écrite à la hâte, j’avais oublié de faire remarquer à Votre Excellence l’importante démarche des frères d’Abd-el-Kader : ils n’ont encore répondu, par aucun acte, à la lettre d’aman qui leur a été envoyée par le général de Lamoricière ; on suppose qu’ils sont retenus par les Beni-Snassen.
         21 décembre, à huit heures du soir.
 Je n’ai rien appris de nouveau depuis que je vous ai écrit cette lettre. La mer est toujours très grosse, mais le temps paraît se calmer un peu. Le commandant du Solon espère pouvoir toucher à Nemours demain à midi. Je m’embarque à son bord dans une heure, avec le général Cavaignac.


Le lieutenant-général de Lamoricière, commandant la province d’Oran, à S. A. R. Mgr le duc d’Aumale, gouverneur général de l’Algérie.

       Sidi-Mohamed-el-Ouassini, 16 décembre

1847, onze heures du matin.

  Monseigneur,
 Depuis la dépêche que j’ai eu l’honneur d’écrire vendredi dernier à Votre Altesse Royale, la situation des Marocains, par rapport à l’émir, s’est dessinée, mais aucune solution n’est encore intervenue. Je me hâte de porter à votre connaissance les événemens importants qui viennent de se produire chez nos voisins.
 Dans les premiers jours de la semaine dernière, Abd-el-Kader, inquiet de ne pas recevoir des nouvelles de Bou-Hamedi, et présumant qu’il allait être obligé d’en venir aux mains avec les Marocains, quitta la position de Zalin, et vint camper, en descendant la Moulouïa, par la rive gauche, au lieu dit Enerma. Appuyée d’un côté à la rivière, de l’autre aux montagnes de Kebdana, dont les habitans voulaient rester neutres, sa deïra se trouvait dans une position facile à défendre avec peu de monde.
 Dans la journée du jeudi 9 courant, deux cavaliers de l’empereur, accompagnés d’un serviteur de Bou-Hamedi, lui apportèrent une lettre de Muley-Abderrahman et une autre de son khalifa.
 L’empereur lui disait en substance qu’il ne pouvait écouter de lui aucune proposition tant qu’il resterait dans le pays qu’il occupait ; que, s’il voulait venir à Fez, il serait traité aussi bien qu’il pourrait le désirer ; que ses cavaliers et ses fantassins seraient admis dans les troupes marocaines ; que la population de la deïra recevrait des terres, etc. ; que, s’il refusait ces propositions, le chemin du désert était libre, et qu’il pouvait le prendre ; que, s’il n’acceptait aucun de ces deux partis, on serait obligé de lui faire la guerre pour faire exécuter les traités passés avec la France.
 Bou-Hamedi disait à l’émir que, s’il tenait à lui, il devrait accepter ce que l’empereur lui proposait ; qu’autrement, ils ne se retrouveraient que devant Dieu, où chacun aurait à rendre compte de sa conduite.
 Abd-el-Kader prit immédiatement sa résolution : il renvoya les cavaliers marocains sans réponse et réunit toute la population de la deïra ainsi que ses réguliers. Il leur exposa quelle était sa situation, sans rien dissimuler ; leur dit qu’il était résolu à tenter la fortune, qu’il allait essayer de prendre un des fils de l’empereur pour se faire rendre son khalifa ; que, s’il était vainqueur, il continuerait sa marche vers l’ouest, où la deïra aurait à le rejoindre ; que, s’il était vaincu, la deïra serait probablement pillée, mais qu’il serait toujours temps d’aller demander un asile aux Français.
 Voici maintenant quel était son plan d’opération : vendredi, il fit partir son infanterie dans la direction d’un camp marocain qui était, suivant les uns, à Aioun-Keart ; suivant d’autres, à Aïn-Tigaout. Les camps marocains, d’après les mêmes renseignements, paraissaient, dans les derniers jours, s’être concentrés vers l’un ou l’autre de ces deux points, sans être complètement réunis, pour n’en former qu’un seul. Abd-el-Kader rejoignit son infanterie vendredi soir avec ses cavaliers : il avait avec lui mille à douze cents chevaux et de huit cents à mille hommes à pied ; il avait laissé ses canons à la deïra.
 Son intention était de surprendre les Marocains par une attaque de nuit. Pour la faciliter, il inventa le stratagème suivant : quatre chevaux, entièrement enduits de goudron, furent chargés d’herbes sèches broyées avec les mains et réduites en étoupe. Ce chargement fut aussi enduit de goudron. Quatre fantassins, qui reçurent chacun cent douros à l’avance, conduisaient ces animaux : ils devaient, en arrivant près du camp marocain, mettre le feu aux matières inflammables dont ils étaient revêtus, et on conçoit facilement l’effet que devait produire une semblable apparition au milieu d’un camp mal gardé, formé surtout de cavalerie et composé de troupes peu solides.
 Des familles assez importantes, qui avaient quitté la deïra au moment de ces préparatifs, m’avaient appris ce projet, et je n’étais pas sans inquiétude sur son succès. L’attaque devait avoir lieu dans la nuit de vendredi à samedi ; mais il paraît que, mieux instruit sur la distance, l’émir décida de n’attaquer que dans la nuit du samedi 11 au dimanche 12.
 Les rapports que j’ai reçus hier, avant-hier et ce matin, ne s’accordent pas sur les résultats de cette entreprise. Suivant les uns, le stratagème aurait réussi ; celui des camps qui était attaqué, qu’on dit être celui de Muley-Ahmed, aurait pris la fuite, et l’émir se serait emparé de tout ce qu’il contenait, en faisant même quelques prisonniers ; selon d’autres, Muley-Ahmed aurait été prévenu, aurait évacué son camp avec tout son monde, laissant ses tentes bâties ; l’émir y serait entré et y aurait passé le reste de la nuit. Dans tous les cas, cette première partie de l’opération n’aurait pas été favorable aux Marocains. Les nouvelles envoyées par l’émir, après ce premier succès, avaient jeté une grande joie à la deïra.
 Mais, dans la matinée du 12, les divers camps marocains se seraient réunis, auraient attaqué l’émir, le chassant du camp qu’il avait occupé, en lui faisant éprouver des pertes considérables. Les Guilaïa et les Kabyles du Riff auraient surtout donné sur l’infanterie régulière, et, selon une lettre de Muley-Mohamed au kaïd d’Ouchda, dont nous avons reçu un extrait, les troupes de l’émir auraient eu 150 hommes tués et 200 prisonniers. Je fais la part de l’exagération de ces nouvelles ; mais je sais, par d’autres voies, que l’émir a perdu beaucoup de monde, et, entre autres, plusieurs personnages importants dont on cite les noms. Le mardi soir, cette dernière nouvelle est arrivée à la deïra avec les morts et les prisonniers ; la nuit se passa dans les larmes, et les Anguades marocains de la plaine de la Triffa étaient positivement partis pour aller piller la deïra, qu’on disait dans une situation désespérée.
 Cependant, l’émir inondait le pays de ses lettres, se présentait comme victorieux, convenait qu’il avait perdu du monde mais disait en avoir tué beaucoup davantage à l’ennemi. Il appelait à lui tout ce qui restait à la deïra d’hommes valides à pied ou à cheval pouvant marcher, et se préparait à de nouveaux combats. On disait qu’il avait pris position vis-à-vis des Marocains, à la pointe ouest des montagnes de Kebdana.
 Muley-Mohamed, dans sa lettre au kaïd d’Ouchda, annonçait qu’il attaquerait de nouveau l’émir, hier mercredi ; d’autres disaient que l’affaire n’aurait lieu qu’aujourd’hui jeudi.
 Tout cela est dans un vague absolu ; je ne crois pas que la deïra ait été pillée mercredi, attendu qu’il n’est venu sur notre territoire aucun réfugié, dans l’après-midi d’aujourd’hui jeudi ; et ce qui me fait croire que l’émir fait encore bonne contenance, c’est que ses partisans, qui sont nombreux dans les tribus marocaines qui nous avoisinent, semblent relever la tête depuis trente-six heures.
 En résumé, le point important est résolu ; la guerre est commencée entre l’émir et les fils de l’empereur. Le courage d’une poignée de vigoureux soldats a pu contrebalancer l’immense supériorité du nombre. Cette lutte aura des chances diverses ; je crains seulement de voir les Marocains abandonnés par les contingens des tribus et réduits à leurs maghzens, qui ont, à ce qu’il paraît, peu participé au combat du 12, et qui, s’ils eussent eu un peu de cœur, auraient pu aisément décider la question.
 Ce qui semblerait justifier cette crainte, c’est que le brick l’Agile, qui était en station à Melilla, est venu hier à Nemours apporter au capitaine Plagnol une lettre du kaïd du Riff, Ben-Abd-el-Sadaq, qui demande au commandant du poste de lui prêter cinq quintaux de poudre et de plomb pour ses Kabyles, qui ont usé toutes leurs munitions, dit-il, en tirant sur Abd-el-Kader.
 Le colonel Plagnol a agi fort judicieusement en donnant immédiatement quatre quintaux de poudre et de plomb, dont il pouvait disposer. Le brick l’Agile est parti le soir même pour Melilla ; Dieu veuille qu’il ait pu arriver à temps, malgré le vent d’ouest qui a soufflé aujourd’hui. Vous trouverez ci-jointe la lettre du kaïd du Riff, et une lettre du commandant de l’Agile, qui donne les nouvelles qu’il s’est procurées à Melilla.
 Je regrette amèrement de ne pas avoir en ce moment un bateau à vapeur à ma disposition ; mais le Véloce était dans un tel état, à la suite du rude service qu’il avait fait sans relâche pendant vingt-cinq jours, que j’ai dû lui accorder quatre jours de repos à Oran ; je l’attends demain avec le courrier d’Alger.
 Ainsi que je l’ai dit plus haut, plusieurs familles importantes ont quitté la deïra, en profitant du moment où l’émir s’occupait des préparatifs de son expédition. Parmi elles, plusieurs sont rentrées sur notre territoire ; mais ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que deux frères de l’émir, Sidl-Mustapha et Sidi-el-Oussin, avec une vingtaine de tentes composant leur suite, ont aussi quitté la deïra, dans le même moment, pour venir occuper les Beni-Snassen. Sidi-Mustapha m’a envoyé hier deux de ses cavaliers, avec deux lettres, l’une pour Votre Altesse Royale et l’autre pour moi : ci-joint la première et la traduction de la seconde.
 J’ai très bien reçu ces envoyés, et j’ai adressé à Sidi-Mustapha la lettre d’aman qu’il me demandait. D’après ce que m’ont dit ces cavaliers, c’est demain ou après-demain qu’ils doivent, réunis, se réfugier sur notre territoire. Je ne sais s’ils accompliront leurs projets.

J’attends demain le Véloce ; mais, vu l’irrégularité du service des bateaux de la côte, je ne sais pas si le courrier restera assez longtemps à Oran pour attendre les lettres que j’enverrai par la voie de la mer. C’est pour cela que je me décide à faire partir cette nuit cette dépêche, par terre, pour Oran, afin d’être sûr qu’elle parviendra à Votre Altesse Royale par le courrier. Veuillez agréer, Monseigneur, l’assurance de mon respectueux dévoûment.

        Le lieutenant-général commandant la province d’Oran, 
          DE LAMORICIÈRE.


Le gouverneur général de l’Algérie au ministre de la guerre.

  Monsieur le ministre,
 Un grand événement vient de s’accomplir ; Abd-el-Kader est dans notre camp. Battu par les Kabyles du Maroc, chassé de la plaine de la Moulouïa par les troupes de Muley-Abderrahman, abandonné par la plus grande partie des siens qui s’étaient réfugiés sur notre territoire, il s’était jeté dans le pays des Beni-Snassen et cherchait à prendre la route du sud que l’empereur du Maroc avait laissée libre ; mais, cerné de ce côté par notre cavalerie, il s’est confié à la générosité de la France, et s’est rendu sous la condition d’être envoyé à Alexandrie ou à Saint-Jean-d’Acre.
 Ainsi que je l’ai déjà mandé à Votre Excellence, l’émir avait, grâce à un stratagème aussi hardi qu’ingénieux, surpris, dans la nuit du 11 au 12, les camps marocains ; cette attaque, qui a causé de grandes pertes au maghzen de l’empereur, paraît avoir eu un succès complet ; Abd-el-Kader avait affaire à un ennemi si nombreux, qu’il dut s’arrêter devant la multitude et la masse compacte de ses adversaires plutôt que devant une défense qui paraît avoir été à peu près nulle. Il rallia donc sa deïra et concentra toutes ses forces et tout son monde vers l’embouchure de la Moulouïa entre la rive gauche de cette rivière et la mer.
 Les camps marocains continuèrent de resserrer le cercle qui l’enveloppait ; le général de Lamoricière avait envoyé au kaïd d’Ouchda trente mulets de cartouches qui furent distribuées aux Beni-Snassen ; même envoi avait été fait de Nemours par une balancelle au kaïd du Riff ; des contingens kabyles grossissaient de toutes parts, et constituaient pour l’émir un danger plus redoutable que tous les autres.
 Le mauvais temps retarda l’engagement quelques jours, de même qu’il ôtait à la deïra toute liberté d’action. Le 21, la Moulouïa était guéable, les bagages et les familles des compagnons de l’émir commencèrent à la passer pour venir dans la plaine de Triffa. L’intention d’Abd-el-Kader était de la conduire jusqu’à notre territoire, puis de se retirer vers le sud avec ceux qui voudraient le suivre. La route avait été laissée libre par les Marocains, et les Beni-Ben-Ziggou, les Hamyanes-Gharabas, toujours en relations avec lui, lui promettaient de faciliter l’exécution de ce projet.
 Le commencement du passage de la rivière est le signal que les Kabyles marocains, excités par l’appât du butin, engagent avec furie ; mais les fantassins et les cavaliers de l’émir soutiennent jusqu’au bout leur vieille réputation, ils résistent tout le jour ; pas un mulet, pas un bagage n’est enlevé. Le soir, ils ont perdu la moitié des leurs ; le reste se disperse ; la deïra tout entière a gagné le territoire français ; les Marocains cessent la poursuite.
 Abd-el-Kader, après avoir conduit lui-même l’émigration sur notre territoire, et l’avoir engagée dans le pays des Msirdas, la quitte ; un petit nombre des siens se décide à le suivre ; il vivait chez une fraction des Beni-Snassen, qui est restée fidèle à sa cause ; c’est par là qu’il espère gagner le sud. Mais le général de Lamoricière, informé de ce qui se passait, a deviné son projet.
 Vingt spahis, commandés par un officier intelligent et sûr, le lieutenant Bou-Krauïa, avaient été, le 21 au soir, dès les premières nouvelles, envoyés en observation au col de Kerbous ; bientôt des coups de fusil signalent un engagement de leur côté ; c’est Abd-el-Kader qui rencontre nos spahis. Le général de Lamoricière, qui, dans la nuit, avait fait prendre les armes à sa colonne, s’avance rapidement avec sa cavalerie. L’émir a pour lui l’obscurité, un pays difficile, sillonné de sentiers inconnus de nos éclaireurs ; la fuite lui était encore facile. Mais bientôt deux de ses cavaliers, amenés par Bou-Krauia lui-même, viennent annoncer au général qu’il est décidé à se rendre et qu’il demande seulement à être conduit à Alexandrie ou à Saint-Jean-d’Acre. La convention, immédiatement conclue de vive voix, est bientôt ratifiée par écrit par le général de Lamoricière. Votre Excellence trouvera, dans le rapport de cet officier-général, que je lui envoie en entier, les détails dramatiques de cette négociation.
 Aujourd’hui même, dans l’après-midi, Abd-el-Kader a été reçu au marabout de Sidi-Brahim par le colonel de Montauban, qui fut rejoint peu après par le général de Lamoricière et par le général Cavaignac ; Sidi-Brahim, théâtre du dernier succès de l’émir, et que la Providence semble avoir désigné pour être le théâtre du dernier et du plus éclatant de ses revers, comme une sorte d’expiation du massacre de nos infortunés camarades.
 Une heure après, Abd-el-Kader m’a été amené à Nemours, où j’étais arrivé le matin même ; je ratifiai la parole donnée par le général de Lamoricière, et j’ai le ferme espoir que le gouvernement du Roi lui donnera sa sanction. J’annonçai à l’émir que je le ferais embarquer dès demain pour Oran avec sa famille ; il s’y est soumis, non sans émotion et sans quelque répugnance ; c’est la dernière goutte du calice. Il y restera quelques jours sous bonne garde, pour y être rallié par quelques-uns des siens, et entre autres par ses frères, dont l’un, Sidi-Mustapha, à qui j’avais envoyé l’aman, s’est rendu, le 18, à la colonne du général de Lamoricière, et a été provisoirement conduit à Tlemcen ; cette réunion achevée, je les enverrai tous à Marseille où ils recevront les ordres du gouvernement.
 Ainsi que le verra Votre Excellence dans le rapport du général de Lamoricière, pendant que l’émir faisait sa soumission, les chefs de la deïra venaient demander l’aman. Cet aman fut accordé ; la deïra est campée aujourd’hui à quatre lieues d’ici sous la garde d’une colonne commandée par le colonel de Mac-Mahon.
 J’informerai prochainement Votre Excellence des mesures qui auront été prises à l’égard de la deïra et des Khialas qui sont venus isolément se rendre à Nemours. Mon intention est de dissoudre le plus tôt possible cette agglomération de population, encore très nombreuse ; de faire diriger les diverses familles dont elle se compose sur les subdivisions auxquelles leurs tribus appartiennent ; toutes celles qui appartiennent aux provinces de l’est seront dirigées sur Oran, ainsi que les individus dont la présence parmi leurs frères pourrait paraître dangereuse.
 Je laisse ici le général Cavaignac qui reprend le commandement de la subdivision de Tlemcen ; il sera chargé de l’exécution de ces mesures qui sera suivie de près par le renvoi à leurs garnisons de la plus grande partie des troupes. Il observera également les prochains mouvemens des camps marocains qui auront sans doute été licenciés. Votre Excellence aura déjà remarqué qu’ils avaient cessé toute poursuite de la deïra, dès qu’elle eut dépassé notre frontière.
 Dû, sans nouveaux combats de notre part, à la puissance morale de la France, le résultat que nous avons obtenu aujourd’hui est immense ; il était généralement inespéré. Il est impossible de décrire la sensation profonde qu’il a produite chez les indigènes de cette région, et l’effet sera le même dans toute l’Algérie. C’est une véritable révolution.
 Je ne saurais trop féliciter M. le général de Lamoricière de la part qu’il a prise à ce grave événement ; je ne saurais trop louer la sagacité, la prudence et la décision dont il a fait preuve et qui ont tant influé sur l’heureuse issue de cette grave affaire.
 J’appellerai aussi la bienveillance particulière de Votre Excellence et du gouvernement du Roi sur les troupes et sur les officiers qui depuis deux ans font un si rude métier sur la frontière. Je solliciterai quelques faveurs bien méritées pour cette colonne qui vient de supporter, dans ces derniers temps, avec une rare ardeur, de grandes fatigues et de cruelles privations ; c’est à sa présence que nous devons ce qu’il y a eu de décisif dans les opérations des Marocains. Sans elle, Abd-el-Kader serait aujourd’hui ou vainqueur dans le Riff, ou éloigné, mais encore puissant dans le sud, et prêt à nous y susciter de nouveaux et graves embarras.
 Agréez, Monsieur le ministre, l’assurance de mon respectueux attachement.
      Le Lieutenant-général gouverneur général de l’Algérie,
            H. D’ORLÉANS. Post-scriptum du 24 au matin.
 Je crois devoir mentionner ici une circonstance en apparence peu importante, mais très significative aux yeux des indigènes. Abd-el-Kader vient de me remettre un cheval de soumission : c’est un acte de vasselage vis-à-vis de la France ; c’est la consécration publique de son abdication.


Le commandant de la province d’Oran, lieutenant-général de Lamoricière, à S.A.R. Mgr le duc d’Aumale, gouverneur général de l’Algérie.

    Au bivouac de Sidi-Mohammed-el-Ouassini, 22 décembre 1847, minuit.
 Depuis la lettre que j’ai eu l’honneur de vous adresser, le 18 courant, j’ai pris plusieurs fois la plume pour vous donner de nos nouvelles ; mais les événements se pressaient si rapidement, que, la face des choses changeant à chaque instant, il m’était impossible de rien formuler sur la situation. Vous allez en juger par ce qui va suivre. Je me borne à un résumé succinct, car je ne renonce point à l’espoir d’entretenir prochainement Votre Altesse Royale. Le 18, au soir, arrivent à mon camp des émissaires de Sidi-Mustapha, frère de l’émir. La négociation avec ces personnages, fort heureusement conduite par le commandant Bazaine, touche à son terme. Dans la nuit du 19 au 20, il passe la frontière et vient camper chez les Msirdas. J’en suis informé le 20 dans l’après-midi, et je l’envoie chercher par 400 chevaux, sous les ordres du colonel Montauban. Le 21, il arrive à mon camp vers deux heures de l’après-midi, avec une suite d’environ cinquante personnes ; la lettre d’aman que Votre Altesse Royale lui a adressée et la dépêche qu’elle m’écrivait, le 19 courant, venaient de m’arriver ; je la lui remis, et il ne fut tout à fait rassuré qu’après l’avoir lue. 
Le 19, au matin, Sur une demande instante du kaïd d’Ouchda, campé chez les Beni-Snassen, j’envoie à Ouchda 30 mulets chargés de cartouches, sous l’escorte de 40 spahis ; la cavalerie va se former en bataille sur la frontière pour protéger ce mouvement ; M. Schoubaï, mon interprète, qui a de nombreuses relations à Ouchda, accompagne cet envoi, et me rapporte que c’est le 20 ou le 21 que les camps marocains doivent attaquer Abd-el-Kader. Pendant les journées du 19 et du 20, les camps des fils de l’empereur descendent la Moulouïa, par la rive gauche ; le kaïd d’Ouchda s’avance jusqu’à Cheraâ. Abd-el-Kader vient camper à Aguiddim, sur le rivage même de la mer. Un ancien brigadier du 2e chasseurs d’Afrique, qui servait dans les troupes marocaines, enlevé par l’émir, dans le coup de main de la nuit du 11 au 12, s’échappe de la deïra, au moment où elle vient camper à Aguiddim, et nous donne des détails intéressants sur les embarras de la situation. Le bruit se répand qu’il livrera encore un combat, après lequel il escortera la deïra jusqu’au territoire français, et qu’il se retirera dans le sud avec tous ceux qui voudront l’y suivre. Les Beni-Bou-Zeggen et les Hamyanes-Gharabas sont en relations avec lui et promettent de faciliter l’exécution de ce projet. Le 20, le mauvais temps empêche les Marocains d’attaquer l’émir ; mais on apprend à la deïra que le frère de l’émir a fait sa soumission ; on voit la Moulouïa grossir et les contingens des camps marocains augmenter à chaque instant. Le 21, la rivière est rigoureusement guéable ; on commence à la passer pour venir dans la plaine de Triffa. Un combat opiniâtre s’engage ; plus de la moitié des fantassins réguliers et la meilleure partie des cavaliers y sont tués ; mais le passage de la deïra s’exécute sans que les bagages soient pillés. Au moyen des postes de correspondance qui sont établis le long de la frontière, je suis informé de ces faits pendant qu’ils s’accomplissent. Le soir, à cinq heures, les fantassins et cavaliers réguliers sont dispersés ; la deïra a passé le Kiss, est entrée sur notre territoire, les Marocains cessent de la poursuivre. Abd-el-Kader, seul, à cheval, est en tête de l’émigration, qu’il dirige dans les sentiers des montagnes des Msirdas. Il demande le chemin à un des cavaliers de notre kaïd qui allait reconnaître les arrivans. Le fait m’est annoncé à neuf heures du soir, le 21. J’apprends en même temps que l’émir s’est enquis de la route qu’il peut suivre pour gagner les sources du Kiss et les Beni-Snassen. J’étais convaincu, et je ne me trompais pas, que la deïra venait faire sa soumission ; mais l’émir, suivant le projet qui m’avait été annoncé, cherchait à gagner le désert. J’ignorais le nombre de ceux qui l’accompagnaient. À l’heure où j’avais été prévenu, il devait avoir gagné le pays des Beni-Snassen ; mais il s’agissait d’en sortir. Or, la seule fraction assez bien disposée pour qu’il pût la traverser, est précisément la plus rapprochée de notre territoire. Le col qui débouche dans la plaine par le pays de la fraction dont je viens de parler, a son issue à une lieue et demie environ de la frontière. Je me décidai à faire garder ce passage, et ce qui me détermina, c’est que le frère du kaïd d’Ouchda nous avait écrit le soir même pour nous engager à surveiller cette direction, par laquelle l’émir devait sans doute passer.
 Mais il fallait prendre cette mesure sans donner l’éveil aux tribus qui sont campées sur la route.
 Dans ce but, deux détachemens de vingt spahis choisis, revêtus de bournous blancs, commandés, le premier par le lieutenant Bou-Krauïa, l’autre par le sous-lieutenant Brahim, furent chargés de cette mission.
 Le premier se rendit au col même, et le deuxième avait une position intermédiaire entre ce point et notre camp. La cavalerie sella ses chevaux, et le reste de la colonne se tint aussi prêt à partir au premier ordre.
 Enfin, pour être prêt à tout événement, après avoir calculé la marche probable de l’émir, je fis prendre les armes à deux heures du matin pour porter ma colonne sur la frontière ; je ne craignais plus, à ce moment, que ma marche fût connue en temps utile par Abd-el-Kader.
 J’avais à peine fait une lieue et demie, que des cavaliers renvoyés par le lieutenant Bou-Krauïa me prévinrent qu’il était en présence d’Abd-el-Kader, et qu’il était engagé. Le deuxième détachement s’était porté à son secours, et je fis de même aussi vite que possible avec toute la cavalerie. Il était environ trois heures du matin.
 Chemin faisant, je reçus les députés de la deïra qui venaient se soumettre, et auxquels j’ai donné l’aman au grand trot, en les envoyant à mon camp pour y chercher des lettres. (Je l’avais laissé sous la garde de dix compagnies.)
 Enfin, quelques instans après, je rencontrai le lieutenant Bou-Krauïa lui-même, qui revenait avec deux hommes des plus dévoués de l’émir, et qui étaient chargés de me dire qu’Abd-el-Kader, voyant qu’il ne pouvait déboucher dans la plaine et suivre son projet, demandait à se soumettre. Bou-Krauïa avait causé lui-même avec l’émir, qui lui avait remis une feuille de papier sur laquelle il avait apposé son cachet, et sur laquelle le vent, la pluie et la nuit l’avaient empêché de rien écrire. Il me demandait une lettre d’aman pour lui et ceux qui l’accompagnaient.
 Il m’était impossible d’écrire, par la même raison qui s’était opposée à ce que l’émir pût le faire, et, de plus, je n’avais point mon cachet. Les hommes voulaient absolument quelque chose qui prouvassent qu’ils