Page:Œuvres politiques de Machiavel.djvu/73

Cette page a été validée par deux contributeurs.
43
CHAPITRE IX.

lui obéir. De plus, il n’est guère possible de satisfaire les grands sans quelque injustice, sans quelque injure pour les autres ; mais il n’en est pas de même du peuple, dont le but est plus équitable que celui des grands. Ceux-ci veulent opprimer, et le peuple veut seulement n’être point opprimé. Il est vrai que si le peuple devient ennemi, le prince ne peut s’en assurer, parce qu’il s’agit d’une trop grande multitude ; tandis qu’au contraire la chose lui est très-aisée à l’égard des grands, qui sont toujours en petit nombre. Mais, au pis aller, tout ce qu’il peut appréhender de la part du peuple, c’est d’en être abandonné, au lieu qu’il doit craindre encore que les grands n’agissent contre lui ; car, ayant plus de prévoyance et d’adresse, ils savent toujours se ménager de loin des moyens de salut, et ils cherchent à se mettre en faveur auprès du parti auquel ils comptent que demeurera la victoire. Observons, au surplus, que le peuple avec lequel le prince doit vivre est toujours le même, et qu’il ne peut le changer ; mais que, quant aux grands, le changement est facile ; qu’il peut chaque jour en faire, en défaire ; qu’il peut, à son gré, ou accroître ou faire tomber leur crédit : sur quoi il peut être utile de donner ici quelques éclaircissements.

Je dis donc que, par rapport aux grands, il y a une première et principale distinction à faire entre ceux dont la conduite fait voir qu’ils attachent entièrement leur fortune à celle du prince, et ceux qui agissent différemment.

Les premiers doivent être honorés et chéris, pourvu qu’ils ne soient point enclins à la rapine : quant aux autres, il faut distinguer encore. S’il en est qui agissent ainsi par faiblesse et manque naturel de courage, on peut les employer, surtout si, d’ailleurs, ils sont hommes de bon conseil, parce que le prince s’en fait honneur dans les temps prospères, et n’a rien à en craindre dans l’adversité. Mais pour ceux qui savent bien ce qu’ils font, et