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« Il est probable, dit-il, que l’atmosphère est remplie d’intelligences qui annoncent l’avenir par commisération pour les mortels. Il est certain que très-souvent les poètes sont agités par un esprit divin et prophétique qui conseille les vœux les plus utiles à l’humanité[1]. » Tel est le sentiment religieux de Machiavel. C’est là une anticipation surnaturelle sur les événements, un pressentiment mystérieux, quelque chose d’intermédiaire entre l’astrologie et la physique. Ce pressentiment impose-t-il des dogmes, des devoirs ? Non, c’est un avis ; on peut en profiter, le négliger : comme les sphères, il n’impose rien ; il ne révèle qu’une fatalité aveugle et sans but.

C’est au milieu de ce monde, moitié astrologique, moitié magique, que Machiavel trouve l’homme. Seul, abandonné à lui-même, l’homme doit se créer un but ; sa destinée doit sortir tout entière de son être. Tant qu’il obéit aveuglément à l’instinct, il n’est que l’instrument des sphères ; mais l’homme est intelligent, et ce principe de l’intelligence lui donne la faculté de maîtriser les événements. Sans briser la loi universelle, l’intelligence peut accélérer ou retarder le mouvement des choses ; elle peut intervenir dans l’organisation et la désorganisation circulaire des sociétés. Lycurgue a retardé ou fixé les destinées de Sparte pendant huit cents ans ; tout homme est maître de ses actions[2]. Qu’il se serve donc de son intelligence, qu’il se propose un but possible, il pourra l’atteindre, et sa destinée sera accomplie. Quel sera ce but ? Le choix est libre, et cette liberté est moralement infinie. Ainsi Machiavel se dégage de l’astrologie et de la magie par l’intelligence ; il laisse derrière lui les sphères, les mystères de la puissance fatidique ; il s’avance seul avec sa raison, maître de sa propre destinée.

La liberté de l’intelligence se manifeste aussitôt que Machiavel se trouve en présence des religions. Il rejette tous les dogmes. Suivant lui, les religions sont fondées par les prophètes, et le secrétaire de Florence explique les religions et les prophètes par l’exemple de Savonarola. Il y a là pour lui un prodige et une force intelligente. Nul doute que Savonarola n’eût le don d’une prévision miraculeuse : Florence l’avait entendu prophétiser mille fois la descente de Charles VIII. Là était le miracle. Savonarola en profita ;

  1. Discours sur Tite-Live, l. 1, 26. Hist. de Flor. Vers l’an 1452, « Etienne (Porcari) savait que les poètes sont très-souvent agités par un esprit divin et prophétique, et il croyait que la prophétie de Pétrarque devait s’accomplir. »
  2. Prince, ch. XXV, Discours sur Tite-Live, l. II, ch. 29.