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pour avoir combattu contre son ordre, quoiqu’il eût cependant triomphé de son ennemi. Ces trois actions lui acquirent alors plus de célébrité, et l’ont fait plus connaître de la postérité que ses victoires et les triomphes dont il fut orné autant qu’aucun autre Romain. La raison en est que, dans la victoire, Manlius eut beaucoup de rivaux, tandis qu’il n’en eut que très-peu, si toutefois il en eut, dans ces actions qui n’appartiennent qu’à lui seul.

Le grand Scipion acquit moins de gloire par ses triomphes que lorsque, jeune encore, il défendit son père sur les bords du Tésin, ou qu’après la défaite de Cannes, tirant courageusement son épée, il fit jurer à tous les jeunes Romains de ne jamais abandonner l’Italie, quoiqu’ils eussent déjà formé ce projet entre eux. Ces deux actions furent le fondement de sa réputation, et lui servirent de degré pour s’élever aux triomphes de l’Espagne et de l’Afrique. Mais il mit le comble à sa gloire lorsqu’en Espagne il renvoya la fille à son père et l’épouse à son mari.

Une semblable conduite est celle que doit nécessairement tenir non-seulement le citoyen qui ne poursuit la renommée que pour obtenir des honneurs dans la république, mais même le prince qui veut conserver toute sa réputation dans ses États. Rien n’est plus propre à lui concilier l’estime que des actions ou des paroles extraordinaires et remarquables, ayant pour objet le bonheur du peuple, et qui le fassent connaître comme un souverain magnanime, juste et libéral, dont la conduite soit telle qu’elle passe en proverbe parmi ses sujets.

Mais, pour en revenir au point par lequel nous avons commencé ce chapitre, je dis que le peuple ne peut se tromper lorsque, s’appuyant sur un des trois motifs que je viens d’énoncer, il commence à donner un emploi à un de ses concitoyens ; mais il est encore moins sujet à l’erreur quand, par la suite, celui qu’il a choisi d’abord