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mais se prétendent même supérieurs à eux. Thucydide, historien grec, renferme à ce sujet un passage très-remarquable. Il dit que la république d’Athènes, ayant terminé à son avantage la guerre du Péloponèse, dompté l’orgueil de Lacédémone, et soumis à son joug la Grèce presque entière, acquit une telle prépondérance, qu’elle forma le projet de s’emparer de la Sicile. Cette entreprise fut mise en délibération devant le peuple d’Athènes. Alcibiade et quelques autres citoyens voulaient qu’elle eût lieu ; mais ce n’était pas l’intérêt public qui les dirigeait, c’était leur ambition personnelle, dans la pensée qu’ils seraient les chefs de l’entreprise. Alors Nicias, le citoyen le plus illustre d’Athènes à cette époque, voulant dissuader le peuple de ce projet, crut, en le haranguant, ne pouvoir le convaincre par un argument plus pressant, qu’en lui faisant voir que le conseil qu’il lui donnait de ne point entreprendre cette guerre était contraire à ses propres intérêts ; car tant qu’Athènes demeurait en paix, il savait qu’une infinité de citoyens prétendaient le surpasser ; mais que si la guerre venait à se déclarer, il avait la conviction que nul citoyen ne lui serait supérieur, ni même égal.

On voit donc qu’un des vices des gouvernements populaires est de dédaigner en temps de paix les hommes supérieurs. Cet oubli est pour eux une double source de mécontentement : l’une, en se trouvant privée du rang qu’ils méritent ; l’autre, en voyant regarder comme leurs égaux, et même leurs supérieurs, des hommes méprisables ou moins capables qu’eux. Ces abus ont été, pour les républiques, une source continuelle de désordres ; parce que les citoyens qui se croient injustement méprisés, et qui savent trop bien que cet oubli ne doit être attribué qu’aux temps de paix et de tranquillité, s’efforcent de faire naître des troubles en allumant des guerres nouvelles, préjudiciables aux intérêts de la république.