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raient les honneurs rendus à Camille. L’ambition l’aveugla au point qu’il oublia les lois sous lesquelles Rome vivait, et que ne voulant pas même faire attention que la république, telle qu’elle était alors, n’était point susceptible encore de recevoir une mauvaise forme, il commença à exciter des soulèvements contre le sénat et les lois de la patrie.

C’est là que l’on connut la perfection du gouvernement de cette république et la bonté de son essence ; car, dans cette circonstance, aucun des patriciens, quoiqu’ils se défendissent entre eux avec la plus grande énergie, ne tenta même de l’excuser ; aucun de ses parents ne fit la moindre démarche en sa faveur. L’usage était que les parents de l’accusé l’accompagnassent, vêtus de noir, souillés de poussière, et les yeux baignés de pleurs, afin de capter la pitié du peuple : aucun de ceux de Manlius ne parut à sa suite. Les tribuns, toujours portés à favoriser toutes les choses qui paraissaient dans les intérêts du peuple, et à les soutenir d’autant plus qu’elles semblaient plus dirigées contre la noblesse, crurent devoir, dans cette occurrence, se réunir aux nobles pour étouffer ce commun fléau. Le peuple de Rome, quoique avide de tout ce qui pouvait remplir ses vues personnelles, quoique amateur de tout ce qui pouvait desservir la noblesse, malgré les faveurs dont il avait comblé Manlius, n’eut pas plutôt connu que les tribuns l’avaient cité, et qu’ils avaient remis sa cause au jugement du peuple ; ce peuple, dis-je, devenu juge, de défenseur qu’il était, condamna Manlius à mort, sans égard pour ses services passés.

Je ne crois pas qu’il y ait dans l’histoire un second exemple plus propre à montrer l’excellence des institutions de cette république, que de voir que pas un habitant de cette vaste cité ne se leva pour défendre un citoyen doué de tant de courage, et qui, dans sa vie publique et privée, avait exécuté tant d’actions éclatantes.