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AVANT-PROPOS


En rappelant dans l’Introduction les divers jugements portés sur le Prince, nous avons montré combien les intentions de Machiavel et sa pensée secrète à l’égard de ce livre ont été diversement interprétées, et combien de commentaires officieux ont été faits pour excuser quelques-unes de ses maximes politiques. L’auteur, dans une lettre intime, s’est chargé de nous apprendre lui-même le but qu’il se proposait d’atteindre. « Dans cet ouvrage, dit-il, j’examine ce que c’est que principauté ; combien il y en a d’espèces, comment on les acquiert, comment on s’y maintient, comment on les perd. » Or, dans l’Italie du seizième siècle, c’était le plus souvent par la ruse, par le crime même qu’on s’élevait au pouvoir, qu’on parvenait à le garder. Machiavel écrivait pour les hommes de son époque, et, comme le dit avec raison Ginguené, le langage qu’il parlait était celui de son siècle. Il s’adressait aux intérêts et à l’égoïsme de ses contemporains. De là ces maximes qui ont laissé sur la mémoire du secrétaire florentin comme une tache ineffaçable, maximes qui se retrouvent dans le Prince plus nombreuses et plus terribles que dans ses autres œuvres.

Qu’il y ait dans le Prince une partie éternellement condamnable, que cet ouvrage ait exercé sur la politique une influence funeste, c’est là un fait qu’on ne peut contester, et nous ne sommes pas de ceux qui, se passionnant pour le génie et la gloire d’un homme, cherchent à l’absoudre, quand la conscience universelle réprouve quelques-uns de ses actes ou quelques-unes de ses pensées. Trois siècles nous séparent de Machiavel, et l’histoire a prononcé sans appel. Mais, tout en se soumettant à ce jugement irrévocable, il faut s’incliner devant ce génie supérieur qui a su le premier, depuis Aristote et Cicéron, et au sortir du moyen âge, jeter un coup d’œil si profond sur le mystère des sociétés humaines. Aucun livre, on peut le dire, n’est mêlé d’autant de mal et de bien que le livre du Prince, et c’est tout à la fois, dans la rigoureuse acception du mot, une œuvre de ténèbres et de lumière. Si d’un côté l’auteur s’égare, lorsqu’il