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nement régulier ; c’était plutôt une anarchie livrée à l’ambition du premier audacieux. Chaque jour l’État s’enfonçait dans l’abîme, et la foule du peuple, effrayée de sa chute, en accusait, ne soupçonnant pas une autre cause, l’ambition de quelque homme puissant qui nourrissait les désordres dans l’espoir d’établir un gouvernement à sa convenance, et d’attenter ensuite à la liberté. Les mécontents, réunis sur les places et dans les loges, médisaient d’une foule de citoyens et les menaçaient, si jamais ils pouvaient faire partie de la seigneurie, de découvrir leurs artifices et de les en punir. Il arrivait souvent que l’un d’entre eux montait aux suprêmes magistratures ; parvenu une fois à cette élévation, et voyant les choses de plus près, il apercevait les sources du mal ainsi que les périls dont l’État était menacé et la difficulté d’y remédier. Convaincu alors que le désordre provenait, non de la faute des hommes, mais de celle des temps, il changeait aussitôt de langage et de conduite, parce que la connaissance des causes particulières le guérissait de cette erreur qu’il avait adoptée en ne considérant que les effets en général ; de sorte que ceux qui l’avaient d’abord entendu parler lorsqu’il n’était que simple particulier, et qui le voyaient si tranquille depuis qu’il était parvenu aux suprêmes dignités, attribuaient ce changement, non à une connaissance plus parfaite des affaires, mais à l’intrigue et à la corruption dont les grands avaient usé envers lui. Ces changements furent si fréquents et se firent remarquer chez tant de citoyens, qu’ils donnèrent lieu à un proverbe qui disait : « Ces hommes ont deux façons de penser, l’une pour la place publique, l’autre pour le palais. »

Si l’on examine donc ce que je viens de dire, on verra qu’il est aisé de faire ouvrir les yeux au peuple lorsqu’il se trompe en examinant les objets en masse ; il suffit de lui donner le moyen de descendre à un jugement parti-