le désir trop ardent du peuple d’être libre, et celui non moins vif de la noblesse de dominer. Lorsque les deux partis ne s’accordent point pour établir une loi en faveur de la liberté, mais que l’un d’entre eux se laisse emporter à favoriser un citoyen, la tyrannie élève soudain sa tête hideuse. Le peuple et le sénat s’entendirent pour instituer les décemvirs ; mais ils ne les revêtirent de tant d’autorité que parce que chaque parti avait l’espoir, l’un d’éteindre le nom de consul, l’autre le nom de tribun. Aussitôt qu’ils furent établis, le peuple, qui crut voir dans Appius le soutien de ses droits et le fléau de la noblesse, répandit sur lui toutes ses faveurs. Lorsqu’un peuple en est venu à se tromper au point de mettre en crédit un citoyen pour qu’il puisse abattre les objets de sa haine, si ce favori du peuple est habile, il ne peut manquer de devenir le tyran de l’État. Il se servira d’abord du peuple pour détruire la noblesse, ensuite ; mais seulement après l’avoir détruite, il entreprendra d’opprimer le peuple à son tour ; et le peuple alors se trouvera esclave, sans savoir à qui recourir.
Telle est la marche qu’ont suivie tous les tyrans pour enchaîner une république. Si Appius avait su s’y conformer, sa tyrannie aurait jeté de plus profondes racines, et elle n’eût point été si promptement renversée ; mais sa conduite fut toute différente, et l’on ne pouvait agir avec plus d’imprudence. Pour retenir la tyrannie, il se fit l’ennemi de tous ceux qui la lui avaient mise entre les mains, et qui pouvaient la lui conserver, et l’ami de ceux qui n’avaient concouru en aucune manière à la lui donner, et qui n’auraient jamais pu le maintenir. Il perdit ainsi l’amitié de ceux qui d’abord avaient été ses amis, et chercha à gagner l’affection de ceux qui ne pouvaient pas l’être. Et, en effet, quoique les nobles aiment à tyranniser, ceux d’entre eux qui ne participent pas à la tyrannie sont toujours ennemis du tyran, qui ne peut jamais les gagner entièrement, tant sont vastes