Page:Œuvres politiques de Machiavel.djvu/187

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


CHAPITRE XVI.


Un peuple accoutumé à vivre sous un prince, et qui devient libre par accident, ne maintient qu’avec peine la liberté qu’il a conquise.


Une foule d’exemples démontrent à ceux qui consultent les souvenirs de l’antiquité combien il est difficile à un peuple, accoutumé à vivre sous les lois d’un prince, de conserver sa liberté, lorsque quelque accident heureux la lui a rendue, comme à Rome, après l’expulsion des Tarquins. Cette difficulté est fondée sur la raison même. Un tel peuple ressemble à un animal abruti, qui, bien que d’une nature féroce et né dans les forêts, aurait été toujours nourri dans une prison et dans l’esclavage, et qui, venant par hasard à recouvrer sa liberté et à être jeté au milieu des campagnes, ne saurait trouver ni la pâture, ni l’abri d’une caverne, et deviendrait bientôt la proie du premier qui voudrait l’enchaîner de nouveau. C’est ce qui arrive à un peuple accoutumé à vivre sous les lois d’autrui ; ne sachant ni pourvoir à sa défense, ni préserver la chose publique des atteintes de ses ennemis, et ne connaissant pas plus les princes qu’il n’est connu d’eux, ce peuple retombe en peu de temps sous un joug souvent plus intolérable que celui dont il vient de se délivrer.

C’est le danger que court une nation dont la masse n’est pas entièrement corrompue ; car chez celle où le poison a gagné toutes les parties du corps social, la liberté, loin de pouvoir vivre quelques instants, ne peut pas même naître, comme je le prouverai ci-après. Aussi, je ne veux parler que des nations dont la corruption n’est point invétérée, et chez lesquelles le bon l’emporte sur le mauvais.

À cette difficulté que je viens de signaler, il faut en