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XVI
NICOLAS MACHIAVEL.

homme qui se souvienne de mes services et qui croie que je puisse être bon à quelque chose. Il est impossible que je demeure plus longtemps dans un tel état. Je me consume, et je crois que si Dieu ne se montre pas plus favorable, je serai un jour forcé de sortir de la maison et de me placer comme receveur ou secrétaire d’un connestabile, si je ne puis faire autre chose ; ou j’irai me planter dans quelque désert pour enseigner à lire aux enfants, en abandonnant ici ma brigade qui s’imaginera que je suis mort. Ma famille sera plus heureuse sans moi ; je lui suis à charge, étant accoutumé à dépenser et ne sachant point ne pas dépenser. Je ne vous écris pas pour vous engager à prendre de l’embarras pour moi, mais seulement pour me soulager et ne plus rien dire sur ce sujet qui m’est aussi odieux que possible. »

Vettori répond en entretenant son ami d’aventures galantes, et Machiavel à son tour lui adresse la confidence d’une bonne fortune :

« Étant à ma villa, j’ai eu une aventure si agréable, si délicate, si noble par sa nature et les circonstances qui l’ont accompagnée, que je ne saurais la louer et l’aimer autant qu’elle le mérite. Je devrais, comme vous l’avez fait avec moi, vous raconter les commencements de cet amour, dans quels rets il me prit, où il les tendit et de quelle nature ils étaient. Vous verriez que ce sont des rets d’or, tissus parmi les fleurs, tressés par Vénus, si suaves, si doux qu’un cœur malhonnête seul eût pu les rompre. Je ne le voulus pas, et m’y laissai prendre de telle sorte que les fils, d’abord délicats, sont devenus plus forts et se sont resserrés par des nœuds qu’il n’est plus possible de briser… Qu’il vous suffise de savoir que, bien que je sois voisin de cinquante ans, je ne suis arrêté ni par les soleils, ni par les chemins sauvages, ni par l’obscurité des nuits ; toute voie me paraît droite, et je m’accommode à toute habitude différente des miennes, à celles même qui leur sont le plus contraires. Je me suis jeté, je le sens, dans un grand embarras, mais j’éprouve tant de douceurs, soit par le bonheur que me procure ce regard merveilleux et enivrant, soit par les consolations qui éloignent de moi le souvenir de mes douleurs, que, pouvant redevenir libre, je ne consentirais pas à reprendre ma liberté. J’ai laissé de côté les pensées élevées et graves ; je n’ai plus de plaisir à lire les choses antiques, ni à raisonner des choses modernes.