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LE PRINCE.

La première observation à faire est que, tandis que dans les autres États le prince n’a à lutter que contre l’ambition des grands et l’insolence des peuples, les empereurs romains avaient encore à surmonter une troisième difficulté, celle de se défendre contre la cruauté et l’avarice des soldats ; difficulté telle, qu’elle fut la cause de la ruine de plusieurs de ces princes. Il est très difficile, en effet, de contenter tout à la fois les soldats et les peuples ; car les peuples aiment le repos, et par conséquent, un prince modéré : les soldats, au contraire, demandent qu’il soit d’humeur guerrière, insolent, avide et cruel ; ils veulent même qu’il se montre tel envers le peuple, afin d’avoir une double paye, et d’assouvir leur avarice et leur cruauté. De là vint aussi la ruine de tous ceux des empereurs qui n’avaient point, soit par leurs qualités naturelles, soit par leurs qualités acquises, l’ascendant nécessaire pour contenir à la fois et les peuples et les gens de guerre. De là vint encore que la plupart, et ceux surtout qui étaient des princes nouveaux, voyant la difficulté de satisfaire des humeurs si opposées, prirent le parti de contenter les soldats, sans s’inquiéter de l’oppression du peuple.

Ce parti, au reste, était nécessaire à prendre ; car les princes, qui ne peuvent éviter d’être haïs par quelqu’un, doivent d’abord chercher à ne pas l’être par la multitude ; et, s’ils ne peuvent y réussir, ils doivent faire tous leurs efforts pour ne pas l’être au moins par la classe la plus puissante. C’est pour cela aussi que les empereurs, qui, comme princes nouveaux, avaient besoin d’appuis extraordinaires, s’attachaient bien plus volontiers aux soldats qu’au peuple ; ce qui pourtant ne leur était utile qu’autant qu’ils savaient conserver sur eux leur ascendant.

C’est en conséquence de tout ce que je viens de dire, que des trois empereurs Marc-Aurèle, Pertinax et Alexandre-Sévère, qui vécurent avec sagesse et modération,