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nir d’un grand nom. À droite, c’était Coligny avec ses vignobles, la jolie campagne Diodati ; à gauche Versoy, et plus loin Coppet, lord Byron, J.-J. Rousseau et madame de Staël : et là, derrière nous, Genève, avec MM. Mickiewicz, David, Bonstetten et madame Necker ! Mais le ciel changea tout à coup ; les étoiles disparurent et le lac se couvrit d’un linceul de ténèbres. C’est en vain que nous songeâmes à virer ; un séchard nous poussait vers la côte de Savoie : le danger croissait à chaque moment. Alors nous entendîmes cette formidable conversation des Alpes et du Jura composée de coups de foudre et d’éclairs, que lors Byron reproduit si bien par l’harmonie un peu britannique de ces vers :

« From peak, to peak, the rattling crags among,
Leaps the live thunder…
 »


et qu’il compare pourtant « aux rayons qui s’échappent des yeux noirs d’une femme adorée… » Le vent redoublait ; et nous touchions déjà peut-être à ces formidables rochers de la Meilleraie, contre lesquels la barque de Julie et de Saint-Preux a failli se briser. « Il eût été classique de se noyer à pareil endroit, dit le noble lord, mais fort peu agréable ! » Ce fut alors, à la pâle clarté des éclairs qui sillonnaient les nues, quand notre frêle embarcation menaçait de chavirer sous l’effort de la bise, ce fut alors que mon compagnon me récita ces stances de Mickiewicz, adressées à une Mėre polonaise :


« Ô mère polonaise ! alors que le génie
Brille aux yeux de ton fils de sa plus vive ardeur ;
Que son front, couronné de grâce et d’harmonie,
De vingt nobles aïeux atteste la grandeur :

Et quand loin des enfants, saisi d’un noir présage,
Il s’en va du vieux barde écouter les beaux vers,
Et qu’alors, tout pensif, inclinant son visage,
De la Pologne sainte il apprend les revers…

Que ton fils est à plaindre, ô mère infortunée !
Va, regarde plutôt la Mère du Sauveur,
Vois les traits douloureux qui l’ont environnée…
Car les mêmes tourments vont payer la ferveur !

Lorsque les nations, reniant leur histoire,
S’abandonnent sans crainte au plus lâche sommeil,
Son destin le condamne à des combats sans gloire,
Au trépas du martyr… sans espoir de réveil !

Ah ! qu’il aille plutôt, solitaire et farouche,
Du souffle des tombeaux respirer le poison ;
Avec le vil serpent qu’il partage sa couche,
Qu’il se fasse aux horreurs de l’humide prison.