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à une sorte de chaos confus qu’à l’œuvre bien ordonnée d’une sagesse suprême. Cela peut paraître ainsi au premier aspect, je l’avoue, mais si l’on examine la chose de plus près, il résulte évidemment a priori des raisons que nous ayons données qu’on doit croire le contraire, c’est-à-dire, que toutes les choses et par conséquent les âmes atteignent au plus haut degré de perfection possible.

Et en effet il n’est pas convenable de juger avant d’avoir examiné toute la loi, comme disent les jurisconsultes. Nous ne connaissons qu’une très-petite partie de l’éternité qui s’étend dans l’immensité ; c’est bien peu de chose en effet que quelques milliers d’années dont l’histoire nous transmet la mémoire. Et cependant c’est d’après une expérience si courte que nous osons juger de l’immense et de l’éternel, semblables à des hommes qui nés et élevés dans une prison ou, si l’on aime mieux, dans les salines souterraines des Sarmates penseraient qu’il n’y a au monde aucune autre lumière que la lampe dont la faible lueur suffit à peine à diriger leurs pas. Regardons un très-beau tableau, et couvrons-le de manière à n’en apercevoir que la plus petite partie ; qu’y verrons-nous, en le regardant aussi attentivement, et d’aussi près que possible, sinon un certain amas confus de couleurs jetées sans choix et sans art ? Mais si en ôtant le voile, nous le regardons d’un point de vue convenable, nous verrons que ce qui paraissait jeté au hasard sur la toile a été exécuté avec le plus grand art par l’auteur de l’œuvre. Ce qui a lieu pour l’œil dans la peinture a également lieu pour l’oreille dans la musique. Des compositeurs d’un grand talent mêlent fréquemment des dissonnances à leurs accords pour exciter et piquer, pour ainsi dire, l’auditeur qui, après une sorte d’inquiétude, n’en voit qu’avec plus de plaisir tout rentrer dans l’ordre. C’est ainsi que nous nous réjouissons d’avoir couru de petits dangers et éprouvé de faibles maux, soit par la conscience de notre pouvoir ou de notre bonheur, soit par un sentiment d’amour-propre ; ou que nous trouvons du plaisir aux simulacres effrayants que présentent la danse sur la corde ou les sauts périlleux ; de même c’est en riant que nous lâchons à demi les enfants en faisant semblant de les jeter loin de nous, comme a fait le singe qui, ayant pris Christiern, roi de Danemark, encore enfant et enveloppé de ses langes, le porta au haut du toit, et, tout le monde en étant effrayé, le rapporta comme en riant sain et sauf dans son berceau. D’après le même principe, il est insipide de manger toujours des mets doux ; il faut y mêler des choses acres, acides et même amères qui excitent le goût. Qui n’a pas