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des notions innées

consentement universel. Le raisonnement de bien des gens se réduit à ceci : les principes que les gens de bon sens reconnaissent sont innés : nous et ceux de notre parti sommes des gens de bon sens : donc nos principes sont innés. Plaisante manière de raisonner, qui va tout droit à l’infaillibilité !

Th. Pour moi, je me sers du consentement universel, non pas comme d’une preuve principale, mais comme d’une confirmation : car les vérités innés, prises pour la lumière naturelle de la raison, portent leurs caractères avec elles comme la géométrie, car elles sont enveloppées dans les principes immédiats, que vous reconnaissez vous-mêmes pour incontestables. Mais j’avoue qu’il est plus difficile de démêler les instincts, et quelques autres habitudes naturelles, d’avec les coutumes, quoique cela se puisse pourtant, ce semble, le plus souvent. Au reste, il me paraît que les peuples qui ont cultivé leur esprit ont quelque sujet de s’attribuer l’usage du bon sens préférablement aux barbares, puisqu’en les domptant si aisément presque comme des bêtes ils montrent assez leur supériorité. Si on n’en peut pas toujours venir à bout, c’est qu’encore comme les bêtes ils se sauvent dans les épaisses forêts, où il est difficile de les forcer, et le jeu ne vaut pas la chandelle. C’est un avantage sans doute d’avoir cultivé l’esprit, et s’il est permis de parler pour la barbarie contre la culture, on aura aussi le droit d’attaquer la raison en faveur des bêtes et de prendre sérieusement les saillies spirituelles de M. Despréaux dans une de ses satires, où, pour contester à l’homme sa prérogative sur les animaux, il demande si

L’ours a peur du passant ou le passant de l’ours ?
Et si par un édit des pâtres de Lybie
Les lions videraient les parcs de Numidie, etc.[1]

Cependant il faut avouer qu’il y a des points importants où les barbares nous passent, surtout à l’égard de la vigueur du corps ; et à l’égard de l’âme même on peut dire qu’à certains égards leur morale pratique est meilleure que la nôtre, parce qu’ils n’ont point l’avarice d’amasser, ni l’ambition de dominer. Et on peut même ajouter que la conversation des chrétiens les a rendus pires en bien des choses. On leur a appris l’ivrognerie (en leur apportant de l’eau-de-vie), les jurements, les blasphèmes et d’autres vices, qui leur étaient

  1. Vers tirés de la satire VIII.